Notre-Dame de Paris, 1er février 1981
[PAGE 2] L'année dernière, l'Église célébrait le 16e centenaire de la mort de Basile que l'histoire rapidement a appelé le Grand. Est-ce parce qu'il est mort dans la lointaine Cappadoce, la Turquie centrale actuelle, que cette célébration nous a moins touchés que celle de Benoît de Nursie, par exemple ? Ne serait-ce pas plutôt que nous avons moins bien mesuré les dimensions d'un homme, lui aussi moine et législateur du monachisme, mais en même temps pasteur de Césarée, évêque qui conduit le navire de Cappadoce ma pleine tempête !
Combien ce moine-évêque colle à la vie, colle à l'événement ! Comme le nautonier, il plie son embarcation, afin d'épouser le mouvement et le vent, pour atteindre finalement le port. Basile meurt à cinquante ans, l'âge où la plupart des évêques commencent leur carrière. Neuf ans lui ont suffi pour s'imposer à l'histoire.
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La Cappadoce, à la naissance du christianisme, était moins grecque, selon le mot célèbre de Mommsen, « que le Brandebourg et la Poméranie, n'étaient françaises sous Frédéric le Grand ». Il a suffi d'un grand apôtre, Grégoire le Thaumaturge, disciple d'Origène, pour christianiser cette lointaine province romaine. L'Êvangile atteint rapidement toutes les couches de la population, les plus fortunées comme les élus modestes.
La famille de Basile unit l'aristocratie de la fortune à la noblesse du cœur. Elle ne se contente pas de se convertir à la foi chrétienne, elle la confesse dans le sang. La mère de Basile, Emmélia, femme de foi, comme tant dé femmes de [PAGE 3] l'époque, était fille de martyr. Mère de dix enfants, elle vaque à leur éducation. Puis, à la mort de son mari, elle se retire pour mener la vie ascétique. Sa fille aînée, Macrine, est une sainte. Elle aussi, à la mort de son fiancé, avait mené la vie ascétique. Le même sang coulait dans les veines du jeune Basile.
Le père, un rhéteur célébré et fortuné, n'avait pas fait baptiser son fils à sa naissance, non pas pour lui laisser la liberté d'un choix personnel, mais parce que les chrétiens avaient perdu la ferveur de l'ère des persécutions. Basile, comme son frère Grégoire, une fois évêque, condamnera ceux qui retardent l'heure de leur baptême.
Exceptionnellement doué, le jeune homme, d'abord formé par son père, s'en va d'école en école, de ville en ville. Il fréquente les maîtres de Constantinople, puis d'Athènes. Il rentre fmalement à Césarée de Cappadoce, « comme un vaisseau, lourd de culture », dit Grégoire de Nazianze, mais aussi grisé de savoir et de succès mondain. Sa sœur veille ; elle lui fait prendre conscience à quel point la vanité l'a gagné. « Je me réveillais d'un sommeil profond, raconte-t-il lui-même. J'aperçus la lumière merveilleuse que répandit la vérité de l'Évangile » (Lettre 222).
Incapable de demi-mesures, le jeune converti se fait ascète, de corps et d'esprit. Il se met à l'école des plus célèbres anachorètes d'Égypte et de Palestine. Il en admire la vie et les performances. Il en décèle aussi les faiblesses : l'ignorance, l'individualisme, les extravagances. Législateur à son tour, il construit le monachisme sur l'étude biblique et l'expérience communautaire. La joie de l'effort théologique doit soutenir la vie monacale. L'expérience de la vie commune permet un enrichissement et une émulation mutuels.
Ces deux données représentent comme les deux pôles de son action, une fois prêtre et pasteur, à Césarée de Cappadoce. Pour lui il n'est pas de christianisme sans consistance doctrinale, il n'est pas davantage possible de vivre la foi, sans vivre l'amour des autres. Sur les deux plans, il mène une vie exemplaire, et fait figure de pionnier.
Pionnier de l'action sociale, cet aristocrate, devenu évêque, ne se contente pas de distribuer son énorme fortune aux pauvres, il épouse la vie des humbles, il épouse la cause des déshérités, il lutte contre une situation sociale, qui blesse la conscience chrétienne.
Basile développe une véritable doctrine sociale : égalité foncière des hommes, dignité de la condition humaine, légitimité mais limites de la propriété. « Posséder plus que le nécessaire, c'est frustrer les pauvres. » Il s'attaque au cœur du mal, la passion de posséder. « Les vêtements que tu serres dans ton coffre suffiraient à couvrir tout un peuple qui frissonne. »
L'évêque ne se contente pas d'enseigner, il est un réalisateur, un homme d'action sociale. Il change le secteur de misère en quartier de la charité. Il organise aux portes de la ville une « cité lumineuse » avec hôtellerie, hospice de vieillards, hôpital pour malades contagieux, logement pour employés et ouvriers. Il monte en même temps une soupe populaire, ouverte à tous, immigrés et autochtones, juifs et païens. La charité n'exige pas de carte d'identité.
[PAGE 4] On pourrait imaginer que l'action lui tient lieu de théologie, comme il arrive à des pasteurs, plus zélés qu'instruits. Il n'en est rien. Basile est l'heureuse, synthèse du pasteur et du docteur, chez qui la théologie et l'action expriment une même foi, sourdent d'une même fontaine. Il n'a que faire d'un christianisme sans consistance doctrinale ni d'une vie ascétique, qui ne serait pas enracinée dans le terreau évangélique et nourrie de la Bible.
Basile est le type du pasteur complet, moins spéculatif que son frère Grégoire, plus doué que lui pour l'action ; il donne à la théologie toute sa place mais sa véritable place : « Là où la Bible se tait, les théologiens aussi devraient se taire et ne pas troubler les croyants de leurs subtilités » (H. von Campenhausen). Et nous pourrions ajouter : Ne pas mêler à l'évangile leurs problèmes personnels.
Dans le Traité du Saint-Esprit, qui va nous occuper ce soir, l'évêque de Césarée s'en prend aux hérétiques. Le goût effréné pour des interprétations nouvelles transforme les paroles de la foi en paroles humaines, « ils osent présenter comme doctrine de l'Église les produits de leurs propres réflexions » (Lettre 140, 2).
L'engouement pour les disputes et les polémiques, provoquées par l'arianisme, avaient mené « l'Église au bord de l'abîme et de la décomposition ». Depuis près de cinquante ans, les chrétiens se déchiraient, s'épuisaient, au scandale des faibles, au désespoir des hommes de foi.
Basile lui-même compare les deux camps qui s'affrontent à deux flottes ennemies, tellement emmêlées par la tempête qu'il n'était plus possible de voir clair ni de discerner le vrai. L'évêque mesure avec pertinence l'enjeu de la crise arienne : si le Christ n'est pas le Fils de Dieu, le pont jeté entre Dieu et l'homme s'effondre, l'essence du christianisme est touchée, la foi chrétienne n'a plus d'assise.
Avec une lucidité de jugement hors du commun, ce brillant sujet de l'Université trace une ligne de conduite, qui n'a rien perdu de son actualité : répondre loyalement à toutes les interrogations de l'intelligence, puis baptiser l'intelligence elle-même, afin qu'elle soit disciple et non maiiresse de la foi. L'intelligence de la foi doit aller de pair avec son expérience, qui seule mobilise l'homme tout entier.
Le danger qui menace le théologien est la complaisance dans la discussion qui lui fait perdre de vue la véritable finalité de la foi et de l'homme : l'adoration du mystère de Dieu dans la prière et la contemplation. Basile aurait souscrit à l'admirable parole d'Évagre le Pontique « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien. » Traité de l'oraison.
Basile s'emploie avec un certain agacement à discuter sur le donné de sa foi, sur la personne de l'Esprit saint. Il lui semble porter la main sur l'arche d'alliance. Il dirait volontiers des hérétiques qui le cernent le mot de Pascal, peu suspect quand il est question des choses de l'esprit : « Les misérables, qui m'obligent de parler du fond même de ma religion ! »
[PAGE 5] Esprit nuancé et même subtil, disposé à la discussion vraie et au dialogue, quand l'amour de la dispute ne prend pas le pas sur la recherche de la vérité, l'évêque de Césarée, sait allier souplesse et intransigeance, fermeté et flexibilité. Certains ont même douté de l'orthodoxie de ce défenseur de la foi de Nicée, louée par Athanase lui-même.
Pour cette raison, Basile est déçu par la légèreté du pape Damase, dans sa manière de régler le différend d'Antioche. Ce pape-poète préfère écrire des vers et composer des épitaphes à étudier les dossiers pour arbitrer des conflits qui exigent une information théologique. L'évêque de Césarée ne dissimulera pas sa déception dans une de ses lettres (Lettre 215).
Basile est un aristocrate au sens noble et vrai de ce terme, conscient des exigences de sa fonction et de la gravité de ses responsabilités. Intransigeant devant la puissance politique, homme de cœur devant la pauvreté et les déshérités. Sa hauteur de vue lui permet de voir clair et loin, de discerner les signes et les mutations du temps, enfin de découvrir sans cesse l'universalité des questions et la plénitude de la vie de l'Église.
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Apparemment, un simple incident provoque l'évêque à s'expliquer sur le Saint-Esprit. Ce n'est même pas la catéchèse baptismale qui le fournit, encore que ce soit à elle qu'il va se référer longuement, fortement. En 374, Basile a quarante-cinq ans. La communauté de Césarée commémore des martyrs. Plusieurs évêques sont présents dont Amphiloque d'Iconium, à qui il va envoyer son Traité du Saint-Esprit.
L'évêque chante avec le peuple. Il glorifie la Trinité avec la formule traditionnelle en Orient : « Gloire au Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit. » Dans l'assemblée, des voix discordantes modifient la doxologie et chantent : « Gloire au Père, avec le Fils et avec le Saint-Esprit, » Grand émoi ! Le public s'interroge. Où est la vérité ? Où est l'orthodoxie ?
Ce qui rend le traité de Basile précieux, et pour nous, ce soir, particulièrement actuel, c'est que l'évêque pour donner à son exposé un caractère existentiel, fait appel à l'expérience sacramentelle. Il reprend la catéchèse baptismale, et se réfère à l'action et au don de l'Esprit.
Quelle est la confession du croyant au baptême ? Il confesse le Père et le Fils et le Saint-Esprit. Les trois sont unis et non dissociés. « II ne croit pas au Fils, dit Basile, celui qui ne croit pas à l'Esprit. Nul ne peut adorer le Fils si ce [PAGE 6] n'est dans l'Esprit, pas plus qu'on ne peut invoquer le Père, si ce n'est dans l'Esprit » (Le Saint-Esprit 11, 27). Nous retrouvons là une pensée paulinienne déjà reprise, la fois passée, par Cyrille de Jérusalem.
La pédagogie sacramentaire parle mieux, pense Basile, que tout discours sur le mystère de Dieu, dévoilé au néophyte. Jésus annonce le baptême « dans l'eau et dans l'Esprit ». Et le Baptiste caractérise le baptême nouveau comme étant désormais « dans l'Esprit » (Le Saint-Esprit 15, 36). « C'est par l'Esprit que s'opère le retour au paradis, la montée jusqu'au royaume des cieux, le retour à l'adoption du fils de Dieu. »
L'évêque connaît sans les décrire les rites du sacrement. Cyrille de Jérusalem nous fournit des renseignements complémentaires. Le baptisé, vêtu d'une tunique blanche, au sortir de la piscine baptismale, recevait une onction d'huile parfumée, généralement appelée le chrême. Le mot original grec désigne une huile d'olive et de baume. « Le nom de Christ vient de chrême, précise Tertullien, qui possède parfaitement le grec ; il en est de même du mot dérivé chrétien. » Et Cyrille ajoute : « Avant votre chrismation, vous ne méritiez pas ce nom : votre naissance d'en haut le justifie » (Catéchèse21, 5).
L'Esprit a chrismé le Christ, continue Cyrille, comme le dit la lettre de Pierre. Il a fait irruption sur lui, dans les eaux du Jourdain, « le semblable reposant sur son semblable. Il en est de même de vous. Vous êtes remontés de la cuve aux saintes eaux, vous avez reçu la chrismation, la marque dont fut chrismé le Christ lui-même. Or cette chrismation, c'est l'Esprit saint » (Catéchèse 21,1).
La fameuse mosaïque de Daphni près d'Athènes présente le Ressuscité, arrachant aux enfers l'humanité entière, au premier plan Adam et Eve, il l'entraîne dans sa montée glorieuse. Cette épopée se répète à chaque baptême. Le sacrement est le creuset où le vase brisé est façonné à nouveau, sur le modèle du Christ glorieux. L'homme y retrouve les traits du Fils de la Tendresse.
Et Cyrille poursuit : « Désormais, associés au Christ, il est normal qu'on vous appelle des christs (chrétiens). Vous êtes devenus des christs, parce que vous avez reçu l'empreinte du Saint-Esprit » (Catéchèse 21, 1).
Le terme de Christ qui nous semble aller de soi, tant nous le lions instinctivement à celui de Jésus, est riche de toute l'histoire d'Israël, qu'il vient accomplir dans la plénitude de ses ministères. Il communique à l'Église sa triple mission prophétique, royale et sacerdotale. Le baptême introduit chaque néophyte dans le peuple messianique, par l'action de l'Esprit.
Et Cyrille conclut : « Gardez sans souillure cette chrismation : elle sera, en effet, la source de tout enseignement, si elle demeure en vous… Progressez dans les œuvres bonnes et devenez agréables au chef de votre salut » (Catéchèse 21, 7).
L'Esprit est donc donné, non pas comme un dépôt, mais comme une énergie. Ce que l'on appelle les dons de l'Esprit est un faisceau de virtualités, appelées à se développer et à mener le néophyte à la perfection de la vie spirituelle, à la sainteté. L'Esprit enfouit, dans le cœur renouvelé, la force de l'espérance et l'espérance de la force, qui « agit à contre-courant, à contre-courant du temps et de la finitude, du péché et de la chute. »
[PAGE 7] L'onction baptismale, à Jérusalem, se faisait sur les cinq sens, pour signifier l'éveil du chrétien aux sens spirituels, et lui communiquer la force dans le combat : il est revêtu, dit Cyrille, « de la panoplie du Saint-Esprit. » L'évêque cite et répète la phrase de saint Paul : « L'amour de Dieu a coulé en vos cœurs, grâce à l'Esprit, qui a pris possession de vous » (Rm 5, 5).
L'Apôtre se réfère sans doute à l'huile parfumée de l'onction, pour comparer l'action de l'Esprit à l'onguent, à l'huile parfumée, qui pénètre lentement, imperceptiblement, totalement. Suggestions silencieuses, qui ouvrent l'âme aux paroles de Jésus, dessillent nos paupières pour découvrir l'Invisible. Regardez les grands yeux du Poverello, presque aveugle, dans le portrait de Cimabue : ils percent la nuit, grâce à la lumière de l'Esprit.
Au cours des premiers siècles, baptême, confirmation, eucharistie se donnent en une célébration unique, qui n'est achevée que dans la fraction du pain. L'évêque, chef visible de l'Église, se réserve l'initiation chrétienne. La communauté reste à taille humaine. Le pasteur connaît chacune de ses brebis.
A partir du 3e siècle et surtout au 4e siècle, la multiplication des conversions, le nombre accru des baptêmes d'enfants, la mortalité infantile, l'éclatement des communautés placent l'Église devant le dilemme suivant :
— ou bien déléguer le pouvoir ordinaire de l'évêque aux prêtres, qui jusque là baptisaient avec lui, y compris le rite qui scelle le baptême, la chrismation ou l'imposition des mains, au risque d'exprimer moins bien l'unité visible de la communauté ecclésiale ;
— ou bien réserver l'achèvement de l'initiation (la confirmation c'est-à-dire le paraphe, la signature), à l'évêque, chef de l'Église locale, au risque de briser l'unité sacramentaire.
La première solution a été adoptée par l'Orient et l'Espagne. Aujourd'hui encore nos frères orthodoxes ou catholiques du Levant, donnent à tous, enfants et adultes, dans une même célébration, baptême, confirmation et eucharistie. La seconde solution, qui dissocie baptême et confirmation pour réserver cette dernière au chef de la communauté a été choisie par Rome, et sous son impulsion, non sans quelque résistance, par tout l'Occident.
Ajoutons pour être complet que le rite spécifique qui achève le baptême a été initialement l'imposition des mains et non la chrismation, comme nous le montre le livre des Actes. Rapidement l'Orient lui substitue l'onction avec le chrême parfumé, tandis que l'Occident conserve l'imposition initiale des mains ou de la main. Ce qui fait apparaître la liberté laissée à l'Église dans le choix des rites et des paroles.
Variation et rites secondaires, fusion ou distinction, ne doivent pas nous cacher l'essentiel ni faire perdre de vue la cohérence de l'action baptismale. Si l'esprit latin et cartésien aime les distinctions, l'Orient se plait à découvrir et à mettre en relief l'unité de toute l'action baptismale et de l'initiation chrétienne. « Baptême et confirmation ne sont que les phases successives et inséparables d'une seule et méme initiation », dit L. Bouyer.
[PAGE 8] La distinction entre confirmation et baptême apparalt, à la lumière de l'histoire, comme une « évolution secondaire », accidentelle, limitée géographiquement. Elle ne doit jamais nous faire perdre de vue que toute l'action baptismale est l'œuvre de l'Esprit, comme le précise saint Augustin aux catéchumènes d'Hippone. Déjà le baptême donne l'Esprit, même avant l'imposition des mains ou la chrismation.
Le baptême de Jésus, référence permanente de la communauté apostolique, paradigme de tout baptême chrétien, lie inextricablement la plongée dans le Jourdain et l'investissement par l'Esprit. Jésus est l'Adam d'un monde nouveau, d'une nouvelle création. L'Esprit plane sur le Jourdain, comme autrefois sur le tohu-bohu de la première création.
Pour réaliser sa mission, l'Esprit investit le Christ de puissance, il l'arme pour le dur combat qui va le mettre aux prises avec le mal et le Malin. Puissance créatrice, qui lui permet de mener à bien l'œuvre du salut et d'instaurer une humanité nouvelle. Toute l'œuvre du Christ est le fruit de l'action commune, que les Grecs appellent la synergie, du Messie et de l'Esprit. Jean le dit d'un mot qui lui est cher et qui exprime la plénitude de cette réalité : « L'Esprit demeure sur lui. »
Ce terme veut exprimer que l'Esprit a envahi le Christ « sans mesure », de manière permanente et définitive. Leurs deux énergies se soudent et s'unissent au point de se confondre, dans une action commune. Si bien que « les fleuves d'eau vive qui jailliront du sein de Jésus », signifient, selon l'explication de Jean lui-même, « l'Esprit que ceux qui croient dans le Christ vont recevoir » (Jn 7, 39).
Il faut ici mesurer les limites de toutes les images et de toutes les formulations. L'Esprit qui manifeste sa présence et son action en réalité ne vient pas sur Jésus, comme si précédemment il ne s'y trouvait pas. Mais il fournit au Baptiseur un signe, promis par le prophète Isaïe. Il lui dévoile que Jésus est le véritable Christ, investi de l'onction du Père et de l'Esprit. Lui seul peut nous faire découvrir son mystère caché.
L'Esprit n'entre donc pas mais sort, au contraire, de Jésus, comme les eaux d'une fontaine pour envahir le cœur des croyants, demeurer en eux, les instruire, les conduire. Les introduire finalement dans le jardin secret de Dieu, dans l'inexprimable mystère trinitaire.
« Ton baptême dans le Jourdain, Seigneur, nous montre l'adoration due à la Trinité », dit un tropaire.
Seul l'Esprit permet au néophyte et au croyant de dire, en toute vérité : « Abba, Père ». Il nous introduit dans le mystère trinitaire, la famille de Dieu. Cette découverte de la foi n'est pas le fruit du raisonnement mais le fruit de l'Esprit, qui envahit et illumine notre cœur ; seules la prière et l'adoration assurent ici nos pas.
Basile le Grand revient à plusieurs reprises sur le dévoilement promis au croyant en prière. Il apporte comme preuve l'antique prière du soir, l'action de [PAGE 9] grâces du lucernaire, reçue de la communauté primitive, qui vient de retrouver place dans notre Liturgie des Heures :
« Lumière radieuse de la gloire
de l'immortel et bienheureux
Père du ciel.
Nous célébrons le Père et le Fils
et le Saint-Esprit de Dieu. »
Nos frères orthodoxes, moins cartésiens que nous, utilisent les icônes pour introduire leurs fidèles dans les mystères de la foi. L'icône de Roublev est aujourd'hui universellement connue. Le Fra Angelico russe l'avait peinte pour l'église de la Trinité, à Zagorsk, où aujourd'hui ne se trouve plus que la copie. L'original a rejoint la galerie Trétiakov, à Moscou.
L'artiste, comme de nombreux anonymes, présente Dieu sous la forme des mystérieux anges, accueillis par Abraham et sa femme. Sur d'autres icônes, les deux hôtes se trouvent, à genoux, devant la table. Le tableau de Roublev est à la fois un chef d'œuvre sur le plan de l'art et le témoignage de la prière. Il semble jaillir d'une vision. C'est à la fois une prière et une confession de la foi, comme l'action de grâces du lucernaire.
Sur la gauche, l'ange paraît de trois-quarts : son vêtement est très pâle, il est presque insaisissable, comme transparent : le Père inconnaissable. De face, l'ange se manifeste pleinement à nous. Le vêtement est bleu et ocre : ce qui exprime les deux natures du Christ, le bleu du ciel, l'ocre de la terre, son humanité. Le troisième ange, à droite, comme le premier, se présente de profil. Le vert de sa tunique symbolise la jeunesse, la sève de la vie, qui fait croître et exister toutes choses. II se manifeste dans la puissance de vie. Vous l'avez deviné : c'est l'Esprit. Tout est dit, et pourtant l'icône est inépuisable comme le mystère qu'elle veut nous faire saisir.
Derrière l'ange central, le Christ, se dresse le chêne de Mambré ; ses racines sont profondément plantées en terre, mais ses branchages tendent vers le ciel. Racines en terre et racines du ciel. C'est en même temps l'arbre de la croix dont le Christ fait l'arbre de la vie, qui se dresse au milieu du paradis retrouvé.
« Adam est mort pour avoir mangé le fruit de l'arbre,
mais le tronc de la croix
nous rendit, ô Dieu de miséricorde,
les délices du Paradis »
(Poème de Théodore).
Dans l'icône de Roublev, l'Esprit ne révèle pas son visage. Sa personne demeure mystérieuse, cachée, insaisissable, jusque dans sa manifestation même. Jésus lui-même le compare à la brise et au vent.
La multitude des appellations qui cherchent à cerner son mystère se rapportent à son action polymorphe, qui rend saint, comme il est saint, esprit comme [PAGE 10] il est esprit. « Il est la fontaine de la sainteté, qui ne tarit jamais, si nombreux que soient ceux qui y puisent », dit Basile. Il jaillit de la source même de Dieu.
Il est totalement présent en chacun et partout. Il se partage et ne subit pas de division. Il reste entier et pourtant se donne en partage, il est comme le rayon du soleil, qui fait les délices de chacun de ceux qui en jouissent, comme s'il était seul, alors qu'il illumine toute la terre et l'océan, et pénètre l'air, dit encore Basile.
L'Esprit pour l'homme surtout est vie, croissance, épanouissement, plénitude, jusqu'à l'incorruptibilité de Dieu. Ce que saint Irénée exprime en un seul mot, plein à craquer et intraduisible, il rend l'homme capax Dei, il rend l'homme « capable de Dieu », perméable à son envahissement. Un auteur mystique, Syméon appelé le Théologien, lui fait écho dans un de ses hymnes :
« Viens, lumière véritable,
viens, vie éternelle,
viens, mystère caché.
Viens, trésor innomé.
Viens, réalité indicible !
Viens personne impénétrable,
viens, joie inépuisable ! »
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En 1921, un auteur spirituel, évêque de Dijon de surcroît, Maurice Landrieux, intitula un livre sur le Saint-Esprit, « le divin méconnu ». L'ouvrage et le titre qui s'était voulu agressif, ont-ils perdu de leur actualité ? Ceux qui ont participé aux débats de Vatican II savent combien nos frères d'Orient nous ont fait sentir, à nous Occidentaux, combien peu nous mettions en lumière le rôle et l'action de l'Esprit saint. Curieusement nos frères protestants seraient portés à nous faire le même reproche.
Le mouvement charismatique auquel nous assistons, étonnés, n'est-il pas à la fois réponse et réveil ? N'est-il pas découverte, redécouverte d'une donnée fondamentale, trop oubliée : le baptême chrétien est baptême dans l'Esprit. Naître de l'Esprit exprime une même réalité, un même mystère.
Le mouvement charismatique est venu déstabiliser des chrétiens installés, que Bernanos appelait « des vieux, des retraités » si bien qu'un professeur d'université française a pu intituler son livre et son témoignage : Comment peut-on [PAGE 11] être charismatique ? Pour certains l'interrogation peut paraître aussi saugrenue que la question ironique de Montesquieu : Comment peut-on être persan ?
Si le renouveau charismatique est un renouveau dans l'Esprit, la vie dans l'Esprit ne s'identifie pas au mouvement charismatique. Ils peuvent se rencontrer mais non se confondre. Ce réveil prouve du moins que l'Esprit se manifeste quand il lui plaît, comme il lui plaît, libre de nos catégories et de nos structures. Nul ne peut monopoliser l'Esprit.
L'Esprit habite et dirige l'Église et chacun de ses membres, sans s'identifier ni à l'une ni aux autres mais en les construisant ensemble, comme un temple de pierres vivantes, où il fixe sa demeure. « Ne savez-vous pas (notez l'expression) que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit habite en vous ? » La formule : « Ne savez-vous pas » se réfère explicitement à la catéchèse reçue au baptême. Nous pourrions donc traduire : Avez-vous donc oublié ce que je vous ai enseigné ?
L'initiation chrétienne, depuis sa préparation jusqu'à son achèvement, est 1’œuvre de l'Esprit. L'Esprit est rémission des péchés, il est naissance d'en haut, il est promesse d'éternité : toutes les composantes du baptême sont dons de l'Esprit. La liturgie syrienne place même l'onction de l'Esprit avant la descente dans la piscine baptismale. L'Esprit est souverainement libre, puisqu'il est tombé sur Corneille avant son baptême. « Il devance le baptême, dit Grégoire de Nazianze, et il est encore recherché après lui » (Discours 31,29).
Le signe de la chrismation que les Grecs appellent « le sceau de l'Esprit » peut signifier la marque du propriétaire que portent les brebis d'un troupeau, le nom du général que porte le soldat, à son enrôlement, selon Tertullien. Les Grecs, moins juridiques et souvent plus bibliques, se réfèrent au signe de l'alliance, à la circoncision, qui agrège le néophyte au peuple de Dieu, au peuple messianique. Il est signe d'éternité, qui marque les élus de Dieu, comme le montre l'Apocalypse.
L'Esprit fait de toute l'action baptismale une Pentecôte renouvelée et mène l'action de renouvellement jusqu'à son achèvement et à la sainteté. « Il n'est pas de don, dit Basile, dont l'Esprit serait absent » (Le Saint-Esprit 16,37).
Sur le baptisé, comme sur Jésus au Jourdain, l'Esprit demeure. La vie chrétienne est une synergie avec lui. Il est un hôte agissant, coopérant. Il est germe qui se développe, fleurit et porte le fruit. L'Écriture aime à comparer son action à la rosée, puissance de germination ; elle ne se substitue pas à l'action de la plante mais en féconde la croissance jusqu'au moment de la récolte et de l'engrangement. Irénée emploie la jolie expression pour la foi « fleurir l'Esprit ».
L'itinéraire chrétien n'est pas une capitalisation de grâces et de certitudes, d'actions et de mérites mais une progression lente, ardue, sur une route rocailleuse, faite de crises et de ténèbres, où rares sont les instants de plénitude, où le feu de l'Esprit crépite sous la cendre, et prend rarement forme de fulgurance.
[PAGE 12] L'action de l'Esprit ne se confond pas avec celle du Christ mais la prolonge, comme la Pentecôte prolonge l'Incarnation. Jésus est la Parole, qui exprime la pensée du Père. Syméon le théologien dit : « Si Jésus est la porte, l'Esprit est la clef qui ouvre la maison du Père. » Tous trois coopèrent à une même économie de salut.
L'Esprit est le souffle, la langue qui permet de saisir la parole. Tertullien le compare au vent qui, sous les doigts du Père, fait chanter les orgues. La voix, l'orgue a des modulations diverses. L'Esprit adapte, accentue la Parole de Dieu au besoin de chacun de ceux qui l'entendent. Il l'interprète, il l'individualise, à la fois fidèle et imprévisible. L'Esprit déconcerte toujours, il déconcerte nécessairement l'homme qui ne se hausse pas à son souffle et à son rythme. Il est le même et ses variations sont inépuisables.
Jésus nous en a prévenus dans son discours d'adieu : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire que vous ne pouvez pas porter à présent. Quand l'Esprit viendra, il vous enseignera tout. Il vous rappellera tout ce que je vous ai enseigné » (Jn 14, 26). L'Esprit, dans l'Église, pour le chrétien, est la mémoire de Jésus, son action prolongée, qui rappelle ce que nos esprits distraits ont tendance à oublier, qui fait passer ce que saisit notre intelligence, jusqu'à la volonté et à l'action.
Qui comprend la poésie, la musique ? Celui qui la porte en soi. Qui comprend le message de Jésus ? Celui qui porte l'Esprit dans son cœur. Celui qui se met à son école, qui perçoit ses « cris et ses chuchotements. » Il est le maître intérieur, qui suggère plus qu'il ne parle, insinue ce que ne perçoivent que les cœurs attentifs.
L'Esprit est le Dieu secret, le Silencieux, on pourrait dire le Dieu sans visage, qui se confond avec son action, qui se confond avec la vie qu'il donne. Ce n'est pas à vrai dire sa vie qu'il donne ni celle du Christ mais la vie du Père, qu'il mène en nous comme une semence à son épanouissement, parce qu'il est en nous un « milieu divin », il nous fait participer à la vie même de la Trinité sainte, il est en nous communion à l'indicible mystère de Dieu.
L'action de l'Esprit est une imprégnation lente, durable, de l'homme tout entier, jusqu'à sa moëlle, de son esprit comme de son affectivité, de sa manière d'être et de vivre, de juger et d'aimer. La vie en symbiose avec l'Esprit n'est pas de tout repos. Son action est feu et brûle, écartèle et dépossède, afin de prendre progressivement toute la place.
Le creuset de l'Esprit prépare les saints, c'est-à-dire des hommes qui sont possédés par l'Esprit. Pour cette raison nous l'appelons saint, l'Esprit qui fait les saints, ceux qui font de l'eglise la communion des saints. Le grand nombre d'entre eux ne sont pas des saints à miracles dont parleront les biographes, les légendes dorées sur tranche, mais des gens qui ne se distinguent guère des autres, « Ils se croient pareils aux autres, et l'Église elle-même, dit Bernanos, se garde bien de les détromper sur ce point ». Cette sainteté-là est « comme un levain au cœur du monde ».
[PAGE 13] Percevoir cette action de l'Esprit n'est pas subtilité de théologien, mais lucidité du croyant, épanouissement de la foi. Hors de cette perception, nous risquons de demeurer de bons déistes, des païens religieux, mais ni chrétiens ni pèlerins de la Trinité. Le peu de place qui lui est accordé dans nos discours, manifeste l'indigence de notre foi.
L'expérience de l'Esprit, disait Olivier Clément, « n'est pas quelque chose d'extraordinaire, réservé à quelques mystiques patentés. Elle est offerte à tous, elle est cette lumière secrète et cette ouverture infinie, dans la densité du quotidien ; l'homme la pressent, dès que son cœur de pierre commence à devenir un cœur de chair. Une mère qui sourit à son enfant, un vrai amour qui nous déchire sans pitié, de sorte qu'un visage et un corps vous ouvrent à toute l'immensité de la vie et de la mort ; le combat patient pour partager entre tous les hommes le pain et la joie, tout cela est déjà expérience de l'Esprit. »
L'Esprit donné au baptême épouse tous nos cheminements, comme les méandres de nos itinéraires. A chaque moment, à chaque carrefour, à toute croisée de chemins, il est là. Il conseille, il déblaie, il trace la route. Il nous semble agir à rebours et perdre du temps, il sait quand prendre la route et quand grimper les sentiers. Il semble rythmer sa marche sur la nôtre, et c'est finalement nous qui mettons nos pas dans les siens. Sa présence est une décrispation, comme mins le voyons dans le mouvement charismatique.
L'Esprit nous libère. Saint Paul présente la liberté comme un fruit de l'Esprit, comme le signe de son action continue, qui nous délivre des contraintes et des blocages, pour nous permettre de prendre de l'altitude et de respirer à sa hauteur.
L'Esprit, il est vrai, ne peut rien qu'à travers la fragilité de nos libertés personnelles. Là se manifeste non point la puissance mais la faiblesse paradoxale du Dieu vivant. Le Seigneur a couru ce risque, en créant l'homme, en lui laissant l'espace de sa liberté. « Dieu peut tout, disent les Pères, sauf contraindre l'homme à l'aimer. »
L'action silencieuse de l'Esprit, qui nous introduit dans le mystère de Dieu, de sa vie trinitaire, manifeste à quel point est caricaturale la conception d'un Dieu qui serait l'ennemi de la liberté de l'homme. Le procès intenté par l'athéisme contemporain, qu'il s'agisse de Marx ou de Nietzsche ou de Sartre, ne semble avoir rien compris à cette vulnérabilité de Dieu, à cet infini respect de l'Esprit, devant l'option royale de l'homme, devant le oui prononcé à la plus bouleversante démarche de l'amour.
Jamais l'Esprit ne travaille contre le chrétien, il n'agit pas sur lui mais en lui, du dedans, au plus secret de son cœur. Il nous libère de l'intérieur, il nous éclaire comme une inspiration créatrice, comme le feu qui traverse et transfigure. « Car l'Esprit est la vie de la vie, la lumière de la lumière, le parfum de tout être et de toute chose, il est lui-même liberté de la liberté, contenu de la liberté » (O. Clément).
[PAGE 14] En nous l'Esprit résoud la contradiction de la liberté illusoire et tragique, celle du Fils prodigue dans la parabole. Dans la maison du Père il cherche un « ailleurs », un espace qu'il imagine liberté, que trop tard il trouve être un désert. L'Esprit lui fait prendre le chemin du retour. Regardez-le bien dans les bras de son Père, Rembrandt l'a rendu mieux que tous nos discours : toute la tendresse est dans les deux mains qui accueillent. Vous pouvez l'admirer au musée de Léningrad.
Lieu d'une Pentecôte perpétuée, l'Église, le chrétien, demeure, selon l'expression d'Augustin, « sous la meule » : grain moulu pour préparer le froment de Dieu, coup de lance qui blesse le cœur mais fait jaillir l'eau et le sang.
Le croyant reste écartelé entre mort et vie, une vie qui croît, mûrit lentement, silencieusement, une mort qui ne finit pas de mourir, Mais la vie est plus forte que la mort. L'Esprit nous trace une route de crête, non pas entre le vice et la vertu, mais comme dit Kierkegaard, « entre le vice et la foi », une foi qui s'épanouit en espérance, qui fleurit en attente.
L'Esprit est promesse, au-delà des déchirements, plus fort que toutes les ruptures, espérance qui triomphe de tous les désespoirs, joie qui perce toutes nos tristesses. Il nous communique son souffle de jeunesse, ferment d'incorruptibilité, capable de rajeunir le monde, capable surtout de nous faire naître au monde de Dieu, éternellement.
Suggestions de lecture :
Le traité du Saint-Esprit de Basile de Césarée, Les Pères dans la foi 11
Basile de Césarée, Le baptême, dans Le baptême d'après les Pères de l'Église, Lettres chrétiennes 1
Basile de Césarée, Homélies sur la richesse, dans Riches et pauvres dans l'Église ancienne, Lettres chrétiennes 2
Et de nombreux autres textes de Basile dans nos collections et dans la collection Sources Chrétiennes