Notre-Dame de Paris, 25 janvier 1981
[PAGE 2] De Cyrille de Jérusalem on a pu dire qu'il fait « crier les pierres », les pierres de la ville de Sion, s'entend, ville de bénédiction et du châtiment, du rassemblement et de la dispersion, de la synthèse et de la contradiction. « Jérusalem, Jérusalem, que de fois n'ai-je pas voulu rassembler tes enfants, comme la poule ses poussins sous ses ailes. Et tu ne l'as pas voulu ! » (Mt 23,37).
Il faut avoir médité, vécu en cette ville pour déceler le drame mais aussi le mystère, l'attente avec l'échec, sa destruction et sa renaissance, la vocation de rassemblement, sans cesse contrariée, par la carence des hommes. Peu de villes au monde sont riches et lourdes du même poids.
Cyrille est un enfant de cette ville ou de ses environs. Il devait avoir douze ans, au moment du concile de Nicée, en 325. La communauté chrétienne a connu une histoire agitée. L'Église, mère de toutes les Églises, a été décimée, avec la destruction de la ville, en 70.
Une nouvelle communauté semble renaître d'une terre ensemencée par le sang du vrai martyr et de ceux qui lui ont rendu témoignage. Très tôt, peut-être au lendemain de 135, une nouvelle communauté, venue du paganisme et parlant grec, s'y établit timidement et sans éclat. L'historien Eusèbe nous fournit la liste de ses évêques.
La grande persécution de l'empereur Maximin Daïa, en 307, secoue la communauté de Jérusalem, comme tout l'Orient. L'évêque Maximin est condamné aux mines. Il en revient borgne et boiteux. C'est lui qui ordonne prêtre un jeune diacre de la communauté, Cyrille, qui va lui succéder.
Qui était Cyrille ? Un jeune moine, sans doute, ou un ascète. Esprit cultivé, doué pour la parole. Il est ordonné évêque par son métropolitain, Acace de Césarée, avec qui il aura rapidement des démêlés pour des raisons de préséance d'abord : le concile de Nicée n'avait pas voulu trancher le conflit entre Jérusalem et Césarée, il s'était contenté de reconnaître une primauté d'honneur à la mère de toutes les Églises.
[PAGE 3] Plus grave était la question doctrinale. Nous sommes en pleine crise arienne. L'Église entière en est secouée, divisée. Acace, évêque de Césarée, pactisait avec les hérétiques. Il était fort bien en cotir, à une époque où l'empereur, manipulé par des évêques arianisants, favorisait ouvertement l'hérésie. L'évêque de Césarée, déçu de constater que son collègue de Jérusalem ne chaussait pas les bottes du métropolitain, réunit un synode et fit déposer Cyrille.
Trop habile pour arguer de la doctrine, Acace reproche à l'évêque de Jérusalem d'avoir vendu des vases d'église, en un temps de détresse, au profit des pauvres. Ce qui semble tout à son éloge et parfaitement évangélique. L'accusation nous révèle un trait du caractère de Cyrille : la vie des hommes lui paraît plus précieuse que l'or et l'argent, fussent-ils employés au service de l'autel.
Cyrille n'était ni un doux ni un timoré. Passe encore que l'évêque Acace ne reconnaisse pas la prééminence de Jérusalem, mais à présent il y allait de la foi. Cyrille ne reconnaît pas sa déposition et porte le différend devant un concile.
Acace redoute de se voir déjugé par une instance supérieure. Il recourt à la manière forte, Mobilise une escouade militaire, et manu militari, au sens le plus concret du terme, fait chasser de son siège l'évêque. Autres temps, autres mœurs ! Certains évêques de l'époque font plus penser à des satrapes ou à des reîtres qu'à des pontifes.
Cyrille de son côté est de la trempe d'Athanase et d'Hilaire de Poitiers. Ces évêques savent souffrir persécution pour l'Église. Ils n'en trafiquent pas l'orthodoxie nu prix de l'équivoque et de la forfaiture. Comme la foi d'Athanase, la foi de Cyrille est d'airain. Pour le Credo de Nicée, il supporte tout : calomnie et injustice, banissement et séparation avec sa communauté, ébranlée et déchirée.
Après des retours éphémères, l'évêque peut enfin revenir à Jérusalem, en 378, pour y passer les dernières années de sa vie. Il lui faut reconstruire une communauté en débandade, écartelée entre ariens et orthodoxes. Chaque fraction avait son évêque. Les deux groupes s'entredéchirent. Jérôme, toujours passionné et incapable d'objectivité, à quelques années de là, colporte encore des cancans, qui circulaient sur le compte de Cyrille.
La réputation morale de la ville est loin d'être exemplaire. La description que fait Grégoire de Nysse, qui l'a visitée, est particulièrement sombre : « Tous les genres de désordres y sont installés », écrit-il, dans son compte-rendu. Les pèlerinages charrient le meilleur et le pire. Comme dans La Voie lactée de Bunuel, sous le manteau du pèlerin se cachent des voleurs et des repris de justice. des pervers et des dépravés, des femmes de grande et de petite vertu, qui exploitent le grouillement et utilisent l'anonymat.
Les ombres ne doivent pas cacher la lumière. Il en est des pèlerinages comme des auberges espagnoles : d'ordinaire on y trouve ce qu'on y apporte. Voyez avec quelle ferveur la noble Étherie, à la même époque, nous relate son pèlerinage et les fêtes liturgiques à Jérusalem !
[PAGE 4] Cyrille de toute manière dépense les dernières années de sa vie à panser les blessures, à rendre à la ville de Jésus la dignité des mœurs, à rétablir la paix et l'unité entre tous, pèlerins et autochtones. « L'erreur, aimait-il à dire, a des formes multiples mais la vérité n'a qu'un seul visage. » Cyrille aurait aimé que ce visage rappelât quelque peu celui de son Maître, que la communauté du moins ressemblât à « la robe sans couture ».
L'amour de l'orthodoxie chez Cyrille n'entame en rien son esprit et sa recherche de paix et d'unité. Il n'ignore pas que ceux qui viennent au secours de la victoire ne sont pas nécessairement ceux qui dans l'épreuve ont été les plus purs ni les plus courageux. Mais il est le pasteur de toutes les brebis, même les plus veules.
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Cyrille nous est mieux connu par ses Catéchèses. Il est et demeure le catéchiste par excellence. Seul parmi les Pères, il nous a laissé le cours complet de la préparation au baptême et de l'initiation aux sacrements, nous pourrions dire de l'Initiation chrétienne. Grâce à lui nous connaissons la catéchèse de la foi, à Jérusalem
L'enseignement parvenu jusqu'à nous se compose de 18 catéchèses qui développent, après une homélie liminaire, les articles du Credo. Suivent cinq homélies mystagogiques, qui exposent à partir des rites et des gestes, les sacrements de l'initiation. On a voulu mettre en doute l'authenticité de ces dernières, sans fournir les arguments apodictiques. Nous les laissons donc à Cyrille : possession vaut droit.
Nous tenons là l'enseirement des deux dernières semaines du carême et celui de la semaine pascaltLa catéchèse des premières semaines avait sans doute porté sur les étapes de l'histoire biblique.
Il s'agit dans les Catéchèses d'exposés improvisés, pris au vol par un auditeur, peut-être un clerc, comme il était de coutume à l'époque. L'évêque, semble-t-il, n'a pas eu le temps de réviser son texte ni de peaufiner sa rédaction. Ce qui donne à sa phrase le caractère primesautier de la spontanéité. Le style est direct jusqu'à l'incorrection.
Pour comprendre le texte de Cyrile et bien localiser sa prédication, il faut nous rappeler que l'empereur Constantin avait couvert les lieux de la mort et de la résurrection de Jésus d'une longue basilique, qui comprenait, en enfilade, au-delà d'un atrium, une première église, appelée martyrium, qui servait aux assemblées.
Trois portes s'ouvraient sur une basilique romaine, longue de 45 mètres, plaquée de marbre polychrome. Le plafond de caissons sculptés, ressemblait à une vaste mer, écrit Eusèbe, qui roulait au-dessus de toute l'église, une houle ininterrompue. L'or étincelant faisait briller l'édifice entier de mille feux. C'est là que Cyrille prononce ses catéchèses.
[PAGE 5] Au-delà de l'abside se trouvait le rocher du calvaire. Relique insigne que pèlerins et pèlerines couvraient de leurs baisers. Venait ensuite un second atrium, qui donnait accès à l'église de la Résurrection ou Anastasis, en forme de rotonde, elle abritait le tombeau vide. Elle était couverte, comme les mausolées princiers, d'une coupole qui reposait sur une colonnade intérieure de style corinthien.
A son flanc gauche s'ouvrait le baptistère : la piscine baptismale était de porphyre, elle aussi couronnée d'une coupole. Malgré les modifications des siècles, le baptistère demeure aujourd'hui encore parfaitement reconnaissable. Les nouveaux baptisés se rendaient directement du baptistère à l'église de la Résurrection, pour y participer à leur première eucharistie.
Nul lieu au monde pouvait mieux faire saisir le lien entre le baptême et le mystère pascal que le lieu même où s'étaient accomplis le drame et la résurrection du Christ. Cyrille ne manque jamais de souligner ce lien, ce qui un jour déchaîne les applaudissements. L'évêque et les catéchumènes se trouvent sur la butte, dite « du crâne » « Tu vois le lieu du Golgotha… Tu clames ta louange ; par là, témoigne de ton approbation » (Catéchèse 13,23).
Le baptême se donnait la nuit de Pâques. Dans l'antiquité, le temps se compte non pas de minuit à minuit, mais de nuit à nuit. La pâque commence donc à la tombée de la nuit. Seuls les orthodoxes de Grèce et de Russie ont conservé à la fête ce caractère à la fois religieux et populaire. Célébrer Pâques, à Athènes ou à Zagorsk, est un souvenir inoubliable. Rimsky-Korsakov l'a célébrée dans la grande Pâque russe, en 1888.
Au crépuscule de ce samedi, quand tombe la nuit sur Jérusalem, les lampes s'allument, les maisons s'éclairent : la sainte Pâque commence. Soir de printemps, où la terre se réveille, dans une odeur chaude et mouillée.
« Nuit nuptiale de l’Église, s'écrie Astérius d'Amasée,
où naissent les nouveaux baptisés,
où nous veillons avec les anges.
Nuit pascale,
une année attendue ! »
Les catéchumènes sont les premiers arrivés. Ils sont le point de mire de l'assemblée. L'évêque qui les a catéchisés les salue avec tendresse :
« Déjà se répand autour de vous
le parfum de la béatitude,
ô vous, qui allez être illuminés.
Déjà vous cueillez les fleurs mystiques,
pour en tresser les couronnes célestes.
Déjà de l'Esprit se répand le parfum.
Déjà vous vous tenez dans le vestibule de la demeure royale,
Puissiez-vous être introduits par le roi !
Sous nos yeux, à présent, les arbres sont en fleurs.
Qu'ils nous donnent de voir un fruit parfait. »
[PAGE 6] La foule envahit peu à peu le vaisseau, transformé en une mer de lumières. Les candidats, attendent avec émoi, dans une joie nuptiale. Les lectures bibliques vont se succéder, coupées de cantiques et de psaumes. Ultime récapitulation de toute la catéchèse baptismale et de toute l'histoire du salut.
Le récit de la création, au livre de la Genèse, ouvre la veillée. L'Esprit de Dieu qui plane sur le tohu-bohu primitif, tire des eaux la terre et tout ce qu'elle renferme, finalement l'homme lui-même. « Eau, tu es la source de toute chose et de toute existence », dit un sage de l'Inde. Les sciences naturelles ont établi que toute vie sur terre a jailli de l'eau. La biologie a constaté que nous naissons de l'eau, contenue dans les membranes maternelles, qui a même composition que l'eau de mer (Catéchisme hollandais).
Ce qui justifie l'intuition de Tertullien, quand il écrit : « C'est donc l'eau qui la première produisit ce qui a vie pour nous faire saisir que, dans le baptême, l'eau donne à notre âme une vie incorruptible. » L'eau de la première création est le produit de la terre, celle de la nouvelle création est le fruit de l'Esprit. Liturgie et catéchèse interprètent la première création comme la figure et la prophétie de la nouvelle création.
Et Tertullien, dans la même ligne, joue sur le mot Ichthys, poisson, anagramme de « Jésus-Christ, fils de Dieu sauveur » pour conclure : « Pour nous, petits poissons, ainsi appelés du nom de notre Ichthys, Jésus-Christ, nous naissons dans l'eau et nous ne pouvons conserver notre vie qu'en demeurant dans l'eau » (Baptême 1).
Le peuple de la Bible était trop dépendant de l'eau, dans sa vie et sa prospérité, pour ne pas accorder une place privilégiée à sa symbolique religieuse. Les prophètes annoncent les temps messianiques, comme une irruption de grandes eaux. « En ce jour-là jailliront de Jérusalem des eaux vives » (Za 14, 8). Ailleurs il est question d'une source merveilleuse « qui sourd pour la maison de Dieu et effacera le péché » (Za 13, 1). Le prophète Ezéchiel en décrit avec lyrisme l'envahissement universel.
Dans ce contexte prophétique, l'épisode que rapporte l'évangile de saint Jean, auquel se réfère Cyrille de Jérusalem, prend tout son relief. Jésus se trouve à Jérusalem, au moment où les Juifs célèbrent nombreux la fête des Tabernacles ; ils demandent à Dieu des pluies abondantes, en vue de leurs récoltes. C'est là que le Christ interpelle la foule :
Si quelqu'un a soif,
qu'il vienne à moi
et qu'il boive,
celui qui croit en moi !
Selon le mot de l'Écriture :
de son sein couleront
des flots d'eau vive.
Jésus se présente à son auditoire comme la fontaine du salut dont l'Esprit répandra l'inépuisable fécondité, grâce à sa mort et à sa résurrection. Le Christ [PAGE 7] apparaît à la fois comme le rocher miraculeux auquel s'abreuve le peuple de Dieu et comme le vrai Temple, le temple vivant, d'où jaillit la source nouvelle de l'Esprit.
Comme tous les grands symboles, l'eau a une double signification. Elle est vie et destruction. Le déluge, le cataclysme cosmique que rapporte le livre de la Genèse, est à la fois jugement et salut, chiltiment et rénovation. Comme tel il fait partie de la catéchèse ancienne. Aussi prophètes et psaumes annoncent-ils les temps messianiques comme un nouveau déluge, où Dieu détruit le monde pécheur et le fauteur du mal, le Malin, et sauve son peuple, après un combat à mort et la victoire sur le monstre des eaux, Satan.
Les Odes de Salomon, livre chrétien de poèmes du 2e siècle, présentent le drame du Christ comme une épopée, comme un affrontement gigantesque entre le Christ et le prince des ténèbres. L'hymne pascal, Victimae paschalis, y fait écho :
Mort et vie en sont venues aux mains
dans un duel surhumain.
Il mourut le maître de la vie,
Il est vivant, il est roi.
Nulle part au monde, la célébration de la mort du Christ et de sa résurrection ne parle mieux aux catéchumènes qui se préparent à renaître à leur tour qu'ici, à Jérusalem, en ce lieu auguste, où Cyrille se tient avec ses auditeurs. Un frisson saisit toute l'assistance, quand il évoque le drame, le mystère, qui s'est joué sur cette scène, unique au monde.
« Jésus a été mis en Croix pour nos fautes, réellement. Tu voudrais le nier ? Ce lieu illustre te confond. Ce bienheureux Golgotha, où justement nous voici rassemblés, en raison de celui qui y fut crucifié. Ajoute que du bois de cette croix, divisée en fragments, la terre entière est désormais remplie » (Cat. 4,10). Edith Stein ajoute : « Le bois de la croix est devenu la lumière du Christ. »
Il ne s'agit pas d'une simple reconstitution historique d'un événement, rapporté par les quatre évangélistes, il s'agit da ce que Jésus lui-même appelle son baptême, désiré et redouté à la fois. « Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse en moi jusqu'à ce qu'il s'accomplisse ! » (Lc 12, 50).
Ce drame, même irisé par la résurrection, donne aux lieux, à la ville de Jérusalem une gravité, à la démarche des catéchumènes une densité qu'il n'est pas besoin de souligner. Les pierres elles-mêmes redisent à l'assistance les paroles de Jésus : « Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire, recevoir le baptême que je dois recevoir ? » (Mc 10, 38). Cyrille ne manque pas de les citer.
L'évêque de Jérusalem pour expliquer aux catéchumènes et aux jeunes baptisés le sacrement de la nouvelle naissance, prend appui sur le texte fondamental, où Paul expose aux Romains les rapports entre le baptême et le mystère du Christ.
[PAGE 8] « Ignorez-vous que nous tous, qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été baptisés ? Avec lui nous avons été ensevelis, par le baptême en sa mort. Comme le Christ est ressuscité des morts par la puissance éclatante du Père, nous aussi, à notre tour, nous vivrons une vie nouvelle » (Rm 6,5).
Texte énorme, d'une épaisseur qui exigerait un long développement et sur lequel Cyrille revient à trois reprises. Le baptême fait participer le chrétien à la totalité du mystère du Christ, de la passion à la résurrection, il lui fait revivre par la geste sacramentelle le mystère pascal :
« Ô miséricorde excessive ! Dans ses mains et dans ses pieds immaculés, le Christ a reçu les clous, et il me gratifie de son salut » (Catéchèse 20, 5).
La veillée pascale s'achève. Tous les yeux, dans le vaisseau illuminé, sont fixés sur le groupe des catéchumènes, jeunes gens, hommes mûrs, femmes de tout âge. La procession se forme, se met en mouvement : élus et élues, parrains et marraines, le clergé, l'évêque. Quand le cortège s'ébranle, la chorale chante le psaume 41 :
« Comme le cerf brâme après les sources d'eau vive,
Ainsi mon âme clame après toi, ô mon Dieu ! »
Tous se dirigent vers le baptistère, sur le flanc gauche de l'Anastasis. Au centre, une vasque octogonale, en porphyre rouge. Une galerie circulaire avec des niches servait de vestiaire.
La forme octogonale, chère à l'antiquité chrétienne que vous retrouverez dans les lanternes romanes, symbolise, comme le chiffre huit, le huitième jour, le jour de la résurrection. Il achève et mène à son accomplissement la semaine biblique et juive.
Les catéchumènes se déshabillent, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Les femmes défont leurs cheveux, déposent boucles d'oreilles et bagues des mains. Tous entrent nus, comme ils ont quitté le sein maternel, dans le sein maternel de l'eglise. Nudité qui n'effarouche pas les anciens qui fréquentent les thermes. Les enfants, les premiers, les hommes, ensuite, descendent un à un, dans le froissement de courtines, jusqu'à la piscine, d'ordinaire par trois marches, pour entrer dans l'eau courante, à mi-corps. La vasque est construite de manière à obliger le catéchumène à descendre du côté ouest, et à remonter à l'est, d'où vient la lumière.
« Ô merveille, s'écrie Cyrille, vous êtes nus et vous ne rougissez pas, sous les yeux de tous. A la vérité, vous ressemblez à Adam, notre premier père, au paradis : il était nu et ne rougissait pas. »
L'évêque se tient sur la margelle, entouré des prêtres et des diacres. A chaque catéchumène il pose les trois questions rituelles : « Crois-tu au Père ? Crois-tu au Fils ? Crois-tu au Saint-Esprit ? »
La réponse retentit claire et décidée : J'y crois. A chaque réponse le baptisé reçoit un jet d'eau ou bien le baptiseur verse de l'eau sur lui, en disant, d'après Théodore de Mopsueste : « Est baptisé (Jean ou Martine), au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
[PAGE 9] Le tour impersonnel met en évidence que le vrai ministre du baptême est le Christ. Baptiser au nom ne signifie pas seulement par l'autorité. Le grec porte un accusatif pour exprimer un mouvement, un point d'arrivée : le baptisé entre dans la famille de Dieu, du Dieu vivant, qui est Père, Fils, Esprit.
Pour les hommes, l'évêque est assisté de clercs et du parrain, pour les femmes, par des diaconesses ou des matrones d'âge mûr. La piscine baptismale que pénètre et traverse le catéchumène est à la fois tombeau et sein maternel, dit Cyrille, ensevelissement et émergence, mort et vie. La mission de Jésus avait commencé dans les eaux du Jourdain et s'est achevée par le coup de lance : du côté coule l'eau et le sang, le baptême et l'eucharistie.
« L'Esprit qui descend sur vous devient pour vous piscine heureuse, dit Syméon le théologien, et en vous recevant en son sein, de manière inexprimable tout entiers, en lui, de corruptibles vous fait incorruptibles, de mortels, Immortels ; il vous fait renaître non fils d'homme mais, par grâce, fils de Dieu » (Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèse 32).
Jugement et salut, mort et vie, le sacrement de l'eau, dans une image unique, dans un même mouvement, une même action, purifie et sanctifie, délivre et fait revivre, détruit le péché et fait jaillir la grâce. La foi est une source retrouvée.
Une inscription sur le baptistère du Latran, à Rome, décrit la scène dont il est le témoin quotidien :
« Ici naît pour le ciel
un peuple de haut lignage.
L'Esprit lui donne la vie,
dans les eaux fécondes.
Pécheur, descends
dans les eaux sanctifiées
pour laver ton péché.
Tu descends chenu,
tu remontes en jeunesse. »
*
Le baptême tient du mystère et non de la magie. Rien de magique dans le rite, rien de spectaculaire. Un symbolisme réduit au minimum exprime un mystère, un mystère incommensurable, perçu dans la foi. Ce pourquoi le catéchumène a dit : Je crois. A la question de l'Église : Que demandes-tu ? Le candidat répond : la foi. Que veut-il dire exactement par là ?
[PAGE 10] Croire, c'est voir l'invisible. L'essentiel est « invisible aux yeux. » La foi fournit à l'homme un sixième sens, plus aigu et au-delà de tous les autres, qui lui découvre cet essentiel-là.
Jésus s'était évertué d'expliquer à Nicodème le miracle de l'autre naissance : « naître d'en haut », « naître de Dieu. » Et le maître de la loi, aveuglé par la lettre, épaissi par la chair, interroge lourdement : « Puis-je à mon dge rentrer dans le sein de ma mère ? » C'est l'objection vulgaire et matérielle, qui sous des formes différentes, revient finalement la même, sans cesse.
Il ne s'agissait pas d'une nouvelle naissance mais de naître autrement, de découvrir d'autres racines, notre enracinement absolu, dans le cœur de Dieu, où sont tissées toutes nos existences. Ce pourquoi Dieu nous appelle tous et chacun par notre nom unique et irremplaçable.
L'artiste de la cathédrale de Chartres l'a traduit dans la pierre. Dieu porte les traits d'un homme jeune ; il pétrit sur ses genoux Adam, l'homme. Son regard plonge dans le lointain. Il lui donne les lignes de son fils à venir. C'est lui qui nous permet de percer l'opacité de notre nuit et de découvrir le messager du Père, notre frère aîné.
Lacordaire ici même, dans une conférence célèbre, confessait : « II y a un homme enfin, et le seul qui ait fondé son amour sur la terre, et cet homme, c'est vous, ô Jésus ! Vous qui avez bien voulu me baptiser, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui me trouble moi-même et que je ne connaissais pas. »
Naître de Dieu, c'est remonter le fleuve de la vie, jusqu'à sa source, se mirer dans les eaux de la fontaine de Dieu. Y trouver, y lire les traits de notre visage. Tous les Pères, toutes les théologies de l'Orient à l'Occident affirment que le baptême nous restitue ou nous donne « l'image et la ressemblance » avec notre Père invisible. Image ensablée, flétrie peut-être mais qui peut refleurir en nous, par une grâce de recommencement, « ce miracle de commencement absolu », dit Urs von Balthasar.
Pour en faire prendre conscience, l'Église ancienne ne donnait (traditio) qu'à la fin de la longue préparation la Prière du Seigneur aux catéchumènes. C'était la prière de leur foi nouvelle. Seul qui naissait des eaux baptismales pouvait comme Jésus lever les yeux au ciel et dire : « Abba, Père ».
Abba était le mot que tout enfant palestinien balbutiait, quand pour la première fois il reconnaissait son père. Le mot de l'étonnement et de la tendresse. Ce mot, Jésus l'avait depuis son enfance donné au Dieu de ses pères, son Père. Il résumait à sa manière le cœur de son mystère et de sa mission.
Pour l'Église ancienne, le Notre Père était le plus beau joyau du Testament et la prière même de Jésus, réservée aux seuls baptisés. Les fidèles la récitaient avec crainte et tremblement, comme l'expression de leur émoi à une tendresse qui les avait choisis comme une fiancée, selon le mot de Cyrille de Jérusalem.
Voilà pourquoi la liturgie de l'Orient et de l'Occident ne redit pas la Prière du Seigneur sans préparation, sans mettre en condition l'assistance sur ce que cette prière a d'inouï. Aujourd'hui encore, elle nous rappelle : « Nous avons [PAGE 11] l'audace de dire. » Le Pater exprimait, exprime le miracle de la naissance d'en haut. La liturgie de saint Jean Chrysostome l'introduit encore en disant : « Rends nous dignes, Seigneur, de prendre l'audace dans la joie et sans présomption de t'appeler, ô Dieu des cieux, Père et de dire : Notre Père. »
Saint Paul va même jusqu'à dire que nous sommes incapables par nous-mêmes de saisir ce qui constitue la grâce de notre baptême. Nous avons besoin d'en être instruits par l'Esprit de Dieu. « La preuve que vous êtes bien des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, qui crie : Abba, Père ! » (Ga 4, 6). Et ailleurs : « L'Esprit lui-même vient éclairer notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8,15).
Rappelez-vous l'expression : baptiser dans, c'est-à-dire baptiser pour aller vers le Père. La mission de Jésus consiste à nous conduire vers son Père et le nôtre. Le baptême nous introduit dans le mystère inépuisable et toujours inaccessible de Dieu. Il nous permet de participer à cette vie intime de Dieu, à ce qui constitue son être profond et ses échanges trinitaires. Notons-le bien, c'est parce que nous participons, dans le baptême, au mystère du Christ que nous pouvons comme lui dire : « Père ».
Non seulement dire mais vivre. A cette condition la foi est vie, elle est dans toute notre vie, elle est notre vie, parce qu'elle est la vie. Le baptême nous donne accès au monde de Dieu. Ou plus justement, il nous permet de voir que le monde que nous habitons est habité de Dieu. Et déjà, comme dit le Cantique des cantiques, « Dieu paraît derrière les treilles. »
La foi ouvre nos yeux pour nous découvrir ce qui nous échappait. Des écailles tombent des yeux de Saul devenu Paul, aveugle jusque là, au moment où Ananie lui découvre Jésus et lui donne le baptême. « J'étais une chouette en plein midi, qui fait l'expérience du soleil », confesse André Frossard.
Le baptisé retrouve les yeux de la véritable enfance, qui sait regarder, s'attendrir, s'émerveiller ; gratuitement, par grâce, pour rien. Les Pères aiment à dire que la foi nous rouvre le jardin du paradis. Tourné vers l'Orient, où les anciens localisent l'Eden, le néophyte dit : Notre Père. Le paradis n'est pas tant un lieu qu'un état, qu'une condition nouvelle, une familiarité avec Dieu retrouvée. Il est toujours là, le péché nous le dissimule, nous risquons de passer à côté sans le voir. La foi fait tomber les écailles de nos yeux, nous découvre sa Présence.
Le baptême nous fait communier à la jeunesse de Dieu, à son éternel printemps, comme dit Clément d'Alexandrie. L'enfance qu'il donne est « infiniment plus profonde que l'autre et se confond avec la sainteté même. » Cette limpidité du regard nous fait découvrir ce que Jésus appelle « son royaume ». Et il précise : « En vérité, je vous le dis (ce qui marque la solennité de son affirmation), quiconque n'accueille pas le royaume de Dieu en petit enfant n'y pénétrera pas » (Lc 18, 17).
Le texte de Matthieu est encore plus percutant. Jésus y répond aux disciples, qui s'interrogent sur qui sera le plus grand dans le royaume des cieux. Et Jésus les ramène aux humbles commencements. Il s'agit d'abord d'entrer. Jésus prend un petit enfant, le place au milieu d'eux et leur dit : « Eh bien en vérité, je vous le dis, si vous ne vous retournez pas pour redevenir comme de [PAGE 12] petits enfants, vous ne pénétrerez pas dans le royaume des cieux » (Mt 18,2). Le royaume du ciel est le royaume où un enfant est roi et juge le monde et sa décrépitude.
Les pharisiens et les docteurs de la loi, Nicodème lui-même, pourtant de bonne volonté, s'imaginent adultes, stabilisés, éclairés. Ils sont sclérosés, incapables de renouvellement. Ils sont vieux d'esprit plus encore que de corps, imperméables à la grâce qui leur offre de naître d'en haut, de Dieu.
Celui qui accueille le don du Sauveur, lui, se baigne dans les eaux de la source, qui le fait renaître ; il découvre ce que Jésus apporte de nouveau, de grand, d'inouï. Ceux qui autour de nous disent « perdre la foi » s'arrêtent sur le seuil, hésitent et n'entrent pas. Dommage ! Ils passent à côté, ils ont frôlé le jardin du royaume mais n'y ont pas pénétré.
L'Évangile est toujours invitation à un nouveau commencement, à une reprise de fond en comble, qu'il appelle conversion. L'enfant de Dieu pose d'abord, comme l'enfant que nous disons terrible parce qu'il nous embarrasse, les questions essentielles, celles qui curieusement surprennent toujours les adultes, habitués à vivre à la superficie plus qu'en profondeur. Et d'abord la question de l'existence, du sens de mon être profond ; l'interrogation fondamentale : Qui suis-je ? Où vais-je ?
La foi permet à l'homme de découvrir que son cœur a été créé par Dieu, dit Cabasilas, « comme un écrin assez vaste pour le contenir ». Pour en arriver là, quel décapage ! Pour trouver, il faut perdre. Pour naître, il faut mourir, « Chaque homme prédestiné, a dit Bernanos, au moins une fois dans sa vie a cru couler à pic, toucher le fond. L'illusion que tout nous manque à la fois, ce sentiment de complète dépossession est le signe divin qu'au contraire, tout commence » (Dominique, p. 22).
L'Apocalypse compare la parole de Dieu im glaive qui tranche, qui blesse et qui déchire, qui écarte et qui choisit. Nous sommes traversés de mille désirs contradictoires, qui nous étouffent comme un bâillon. Le regard renouvelé nous permet de voir clair, pour faire un choix lucide, d'unifier et de rassembler dans un désir unique toutes nos aspirations.
Origène nous a conservé une parole étonnante de Jésus : « Je suis le feu qui braie celui qui en approche. » Les premières générations judéo-chrétiennes brûlaient au feu le signe de la croix qu'ils traçaient sur le front des néophytes. Signe indélébile, auquel le Père reconnaîtra ses fils et ses filles.
La foi fait naître en nous, dit Simone Weil, « une parole d'adhésion à la partie de nous-mêmes qui réclame Dieu, même quand elle n'est encore qu'infiniment petite ». Cet infiniment petit de la foi commençante, balbutiante, de l'enfant, l'Évangile la compare au grain de sénevé, la plus petite de toutes les graines, imperceptible au départ, qui croît et se développe, jusqu'à devenir un arbre solidement planté, qui accueille et rassemble, sous des branchages feuillus.
La foi chrétienne est à la fois enracinement et mouvement, approfondissement et arrachement. « Dialectique spirituelle, écrivait le Père de Lubac dans Catholicisme, dont la rigueur s'impose à l'humanité comme à l'individu, c'està-dire à mon amour de l'homme et des hommes aussi bien qu'à mon amour [PAGE 13] pour moi-même. Loi de l'exode, loi de l'extase… Si nul ne doit s'évader de l'humanité, l'humanité tout entière doit mourir à elle-même, en chacun de ses membres pour vivre, transfigurée en Dieu. Il n'y a de fraternité définitive que dans une commune adoration… Telle est la Pâque universelle, qui prépare la Cité de Dieu. » Et pour le baptisé, il fête désormais Pâques chaque jour, parce que chaque jour est pour lui mort et résurrection, dans le creuset du quotidien.
Aussi saint Paul, comme le rappelle Cyrille de Jérusalem, décrit-il le croyant, bardé, casqué, cuirassé par la foi et l'espérance du salut. La panoplie qu'il dépeint avec complaisance exprime à la fois la force de Dieu qui habite et protège son fidèle et les dangers qui le menacent, qui doivent l'aguerrir au feu du combat. Dangers du dedans, dangers du dehors, qui donnent au christianisme son caractère tragique. « Là où croît le péril, dit Hölderlin, croit aussi ce qui nous sauve. »
Dans l'affrontement chrétien, Emmanuel Mounier affirmait que « nul tragique n'est en même temps plus discret et plus tendu que le tragique catholique. Les éléments mêmes qui semblent l'éloigner du tragique ne font qu'y écarteler à l'extrême les situations tragiques… Le sentier du chrétien catholique suit ici une crête, il lui faut une justesse extrême de pas pour ne glisser ni vers le christianisme idyllique du Vicaire savoyard ni vers le christianisme désespéré de Calvin ou de Jansénius. »
Emmanuel Mounier visiblement veut s'en prendre aux accusations de Nietzsche qui atteignent une caricature et non l'authentique évangile des Béatitudes ; béatitudes de paix qu'il appelle « un Évangile de printemps ». Le chrétien a beau être écartelé, crucifié, l'« espérance chrétienne fleurit au-delà de la nuit mystique. »
Les mystiques, comme nous l'avons vu l'an passé, d'Origène à Grégoire de Nysse, ont décrit la route escarpée, les purifications progressives de l'âme, avec ses épreuves, les nuits sans étoiles où Dieu paraît et disparaît, proche et toujours insaisissable. Ce qui a fait dire à Peter Lippert, dans l'admirable traduction d'Yves Becker, Job dit à Dieu : « Nous autres humains, nous ne sommes sans doute que les créatures du soir. Le jour nous précède et nous courons derrière lui, il nous échappe éternellement. Mais, derrière nous, la nuit s'avance, qui nous enfante sans cesse à la lumière. Toi, par contre, tu es le Jour, tu es la Nuit, sans cesse devant nous, sans cesse derrière nous, origine et fin, à des distances inaccessibles. »
[PAGE 14] Tous les chercheurs de Dieu, tous les pèlerins du royaume ont expérimenté la route de la foi qui conduit au Père, sans cesse invoqué, jamais étreint. Jean de la Croix l'a exprimé en paroles qui brûlent encore :
« Bien sais-je la source qui jaillit et fuit,
mais c'est la nuit !
Cette source éternelle et bien scellée
et pourtant sa demeure, je l'ai trouvée,
mais c'est de nuit !
En l'obscure nuit de cet exil mauvais,
la source fraîche, par la foi, bien le sais,
mais c'est de nuit ! »
La marche du baptisé, du chrétien, est nocturne, selon le mot de Patrice de la Tour du Pin : elle nous conduit toutefois en amont, vers la source de toutes nos soifs, jusqu'à l'aube, où elle percera la nuit, pour nous découvrir le jour, qui n'est que matin, « le jour de la résurrection, dit Bernanos, qui refera de nous des petits enfants ».
Suggestions de lecture :
Catéchèses de Cyrille de Jérusalem, Les Pères dans la foi 53-54
Homélies catéchétiques de Théodore de Mopsueste, Les Pères dans la foi 62-63.