Notre-Dame de Paris, 13 janvier 1980
[PAGE 2] Le christianisme est une histoire, il conserve dans sa Tradition la conscience de l'Église et la mémoire de toutes les expériences accumulées. A travers des situations diverses, les chrétiens ont sauvegardé, intact et vivant, le dépôt de la foi. Celui-ci, au dire d'Irénée de Lyon, comme un nard de grand prix, embaume désormais toute la maison de l'Église.
Dans le déferlement des idées nouvelles, nous éprouvons le besoin d'interroger les témoins de la foi, aux époques de vitalité explosive, les Pères, qui ont forgé l'âme de l'Église. Ils sont d'abord des auditeurs, puis des fils de la foi. Ils deviennent pères, c'est-à-dire engendreurs, dans la mesure où d'abord ils ont communié pleinement au mystère de l'Église et ont transcrit, dans le quotidien de leur existence, le message un jour perçu et accueilli.
Nous retournons à eux non pas par simple nostalgie du passé, comme des romantiques, ni parce que nous nous sentons une vocation d'archéologue, mais parce que nous sommes solidaires d'une même foi, membres d'une même caravane, à la quête d'une même joie, conduits par une même espérance.
Nous regardons en arrière pour marcher en avant. « Si nous voulons voir loin, dit Irénée, il nous faut interroger la tradition des apôtres. » Sagesse des siècles et expérience de l'histoire, seule la connaissance des Pères forme l'âme, l'esprit, la théologie des fils authentiques.
« Pour cette raison, écrivait récemment le Père de Lubac [dans la préface des Chemins vers Dieu, Ichtus 11, p. 7], chaque fois, dans notre Occident, qu'un renouveau chrétien a fleuri, dans l'ordre de la pensée comme dans celui de la vie (et les deux ordres sont toujours liés), il a fleuri sous le signe des Pères. Il n'est de théologien authentique qu'à ce prix. L'actualité des Pères est une actualité de fécondation. »
Nous interrogeons les Pères non pour trouver des solutions toutes faites ni même des recettes, mais parce que la foi pour eux fut à la fois drame et doctrine, réflexion et expérience. Leur recherche est la nôtre, leur découverte nous éclaire. Elle est réponse à l'unique interrogation, d'elle dépend notre échec ou notre attente, mort ou résurrection.
Nous allons donc, au cours de ces exposés, interroger l'Église, qui a seize ou vingt ans, celle d'Ignace et celle d'Irénée. L'âge de l'adolescence et des clairs matins, qui porte la jeunesse dans les yeux. Nous allons la voir grandir, mûrir, s'approfondir, aux siècles suivants, dans l'affrontement de problèmes nouveaux, avec Origène, Grégoire de Nysse, Augustin, l'Orient et l'Occident, encore unis, identiques et différents à la fois, dans la continuité et le progrès.
Tous ont forgé notre Occident. Nous entreprenons donc le pèlerinage à nos sources.
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[PAGE 3] Ignace est évêque d'Antioche au début du 2e siècle, au moment où l'Église a cinquante ans d'âge. Que de chemin parcouru au cours d'une génération d'hommes ! De Paul à Ignace, il y a la distance qui sépare un missionnaire français s'adaptant à l'indianisme, à un Indien authentique qui se convertit à l'Évangile. Il pense et vit le christianisme d'une manière nouvelle.
L'un après l'autre, les témoins qui ont connu le Christ, vu ses miracles, entendu son enseignement ont disparu. Pierre et Paul ont été martyrisés, à Rome, autour des années 64/67, sous l'empereur Néron. Seul Jean, le dernier témoin, a survécu à cette première période. Il est devenu un personnage presque légendaire. Longtemps il demeure en Asie-Mineure le témoin des origines, témoin privilégié dont les yeux ont vu, dont les mains ont touché le Verbe de vie.
Les presbytres ou Anciens des communautés d'Asie recueillent avec piété les paroles du disciple bien-aimé. Polycarpe, l'ami d'Ignace, qu'il rencontre à Smyrne, à qui il va écrire, a été disciple de Jean. A travers eux le témoignage du « disciple que Jésus aimait » porte loin, jusqu'à Rome et par Irénée, jusqu'à Lyon. Ignace lui-même a certainement lu le quatrième Évangile, même s'il dépend davantage de saint Paul.
Autour de l'an 100, commence une période nouvelle, à la fois obscure et décisive. Le dernier témoin a disparu. Les Églises conservent le souvenir de leur fondateur et se réclament de son autorité.
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I – La communauté d’Antioche
Antioche de Syrie peut revendiquer la présence de Pierre lui-même. Il ne semble toutefois pas qu'il ait été évêque de la ville. Sa présence suffit pour que le siège bénéficie d'une primauté sur les autres sièges apostoliques. Lui succède d'abord Évodius dont nous ne connaissons que le nom, puis Ignace, à la naissance du 2e siècle. Ce prestigieux lignage fournit désormais à la métropole d'Asie ses lettres de noblesse chrétienne.
Établie sur les rives de l'Orante, souvent chantée par les poètes, dans une plaine fertile, Antioche. était à la fois un centre commercial opulent et un foyer de civilisation hellénistique. Le fleuve qui a creusé son lit, à travers la chaîne montagneuse du Liban, relie l'Asie à la mer. Carrefour de routes, la métropole d'Asie est la troisième ville du monde, du monde romain s'entend.
Rome a conquis Antioche, aujourd'hui Antakieh (que les Turcs ont pu faire détacher de la Syrie), en 64, avant le Christ. La cité est désormais capitale de la province romaine et résidence du gouverneur. Les chrétiens ne passeront pas inaperçus ; ils vivent sous les yeux de l'autorité. Deux siècles plus tard, Jean Chrysostome, un de ses fils les plus illustres, estime à 200 000 le nombre des habitants, sans les enfants et les esclaves.
Les habitants dans leur majorité sont syriens. Grecs et juifs représentent de fortes minorités. Les Juifs étaient riches, influents, zélés. Ils propagent leur religion avec ferveur. Un des premiers diacres de l'Église, Nicolas, était un prosélyte, c'est-à-dire un païen converti au judaïsme, avant d'accueillir la Bonne Nouvelle.
La culture de la ville était grecque. Le grec était aussi bien la langue commerçante que culturelle, adoptée par l'élite. Le citadin se pique d'être Hellène. Et pour les Syriens de l'Est du pays, la cité est considérée comme grecque. Les derniers ralliés à l'hellénisme, comme de coutume, en sont aussi les zélateurs les plus fervents. Le petit peuple et la campagne, qui commence dans les faubourgs, parle le syriaque, langue qui ne sera écrite qu'avec le christianisme.
[PAGE 5] Le brassage de la population entraîne le brassage des religions. Séleucos I avait élevé à Apollon, « son divin père », les riches sanctuaires de Daphné. Le culte d'Apollon s'épanouit en même temps que celui de Zeus Seleukios. En 150, on lui associe une déesse royale «Arétè», la Vertu. A ce panthéon les Romains ajoutent, à leur tour, le culte des empereurs, qui va provoquer en Asie le conflit avec le christianisme, décrit par l'Apocalypse. Qu'on se souvienne de la Bête de la mer, qui ressemblait à un léopard, symbole de l'empire romain persécuteur. Les plus illustres martyrs de la persécution sont Ignace et Polycarpe.
La première communauté chrétienne vient du judaïsme et n'ouvre qu'en grinçant les portes à la gentilité. L'affluence des païens est considérable. Le vulgaire pour les distinguer des juifs, les appelle chrétiens. De là partent les expéditions missionnaires de Paul et de Barnabé. Antioche est le véritable berceau de l'Église missionnaire.
La fusion entre les éléments juifs et païens ne se fait pas sans résistance. Les lettres d'Ignace s'en prennent à des coteries judaïsantes qui continuent à sévir en Asie-Mineure, plus, semble-t-il, qu'en Syrie, nostalgiques du sabbat et du culte des anges. D'Antioche, ville de bouillonnement intellectuel, s'élabore une première théologie, illustrée par Théophile, plus soucieuse de fidélité biblique que d'ouverture philosophique.
La communauté semble avoir été gouvernée un temps collégialement par les presbytres ou Anciens. Sans doute jusqu'à l'élection d'Évodius, premier représentant d'une hiérarchie monarchique. Mutation qui semble avoir provoqué les mêmes grincements que la venue des premiers païens. Elle semble s'inscrire dans une évolution de tout le monde asiatique.
Il n'est donc pas exact de dire, comme on le fait souvent, qu'Ignace est le père de l'épiscopat monarchique, il succède déjà à un évêque, il trouve donc la structure en place. Dans les communautés qu'il traverse il rencontre une hiérarchie triangulaire : épiscope, presbytres et diacres. Avec un brin de poésie, le pasteur d'Antioche décrit prêtres et diacres, accordés à leur évêque, comme les cordes à la cithare, chantant à l'unisson.
Qu'il s'agisse d'Antioche ou des autres cités d'Asie Mineure, les confidences d'Ignace ne nous dessinent pas une image d'Épinal des premiers chrétiens idéalisés, mais nous font pénétrer dans des communautés concrètes, vivantes, qui pensent et se développent, pétries de chair et de passion, illuminées par la lumière qui s'est levée sur tous, Israël et les nations.
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II - Ignace, évêque d’Antioche
De la vie d'Ignace nous ne savons presque rien. Qui l'a institué évêque, qui lui a imposé les mains ? Tardivement, trop tard, Jean Chrysostome veut y voir une initiative de Pierre lui-même. L'historien Eusèbe nous fournit quelques bribes. Fils de Syrie, Ignace devait être d'origine assez modeste, sans doute païenne. Sa culture est incontestable, il utilise les procédés de la diatribe stoïcienne et connaît les raffinements de la rhétorique asiatique.
Oriental, l'évêque a le goût de l'image plus que de la construction ordonnée. Il n'a aucun souci d'art, moins encore de syntaxe. Écrivain par accident, il n'écrit pas, il parle, il témoigne, il traduit l'exaltation de sa foi, en mots qui éblouissent et respirent. Le style disparaît, un homme paraît, et quel homme ! D'une stature exceptionnelle.
L'évêque est assez prestigieux pour attirer les regards des païens de la ville et de l'autorité romaine. Est-ce sous la poussée de la foule ou par le zèle d'un magistrat qu'il fut arrêté ? Impossible de le préciser. Condamné 'à mort, il n'est pas décapité, et donc il n'est pas citoyen romain, mais jeté en pâture aux fauves. Le transfert des condamnés, à Rome, pour les jeux du cirque, était autorisé par la loi romaine. Mesure qui a voulu frapper les esprits et démanteler, en la décapitant, une Église prospère.
Ignace condamné avec d'autres chrétiens, est conduit avec eux sous escorte militaire à Rome. L'armée romaine supplée à la police. Il appelle les dix soldats, sans aménité, des léopards, peut-être allusion à la bête de l'Apocalypse. Sa passion commence.
La cohorte suit la voie romaine, d'Antioche à Philadelphie, elle prend la même route que l'apôtre Paul, lors de son deuxième voyage apostolique (50-53). L'évêque, sans doute avancé en âge, on est évêque à cinquante ans en Syrie suit les voies dallées, sous le soleil qui brûle, en plein été. Nous savons qu'il se trouve à Smyrne ses lettres le précisent le 24 août, seule date connue.
L'étape pouvait être d'une vingtaine de kilomètres par jour. Nous sommes aux mois les plus chauds de l'été. Ignace sent l'usure des années, qu'importe ! Un autre feu, sensible au cœur, le brûle, le seul dont il parle avec une ferveur nuptiale.
[PAGE 7] Nous pouvons reconstituer l'expédition. La troupe, qui supplée à la maréchaussée, recrutée parmi les paysans réquisitionnés et les barbares soudoyés, n'était pas insensible au bakchich, moyen commode d'améliorer la solde. Quand Jean-Baptiste dit aux soldats : « Contentez-vous de votre solde », il veut dire : ne profitez pas de votre uniforme et de vos missions policières pour vous faire un pécule malhonnête. Les gardiens d'Ignace ne faisaient pas exception, au point que l'évêque se plaint de leur voracité.
Le voyage d'Ignace permet de découvrir ce que signifie la solidarité, l'esprit d'entraide, la fraternité entre chrétiens et entre communautés. Les marques d'attention et les gestes de secours ont frappé un esprit aussi blasé que celui de Lucien. Les frères de Syrie et d'Asie vont s'employer à adoucir le régime des prisonniers. Ils les attendent et les accueillent, évêques et diacres en tête, à l'entrée des cités.
Deux diacres se joignent même à eux, d'Antioche à Philadelphie, d'abord Rhéos Agathopous, ensuite Philon. Ils servent probablement de secrétaire à l'évêque. La caravane traverse les gorges escarpées de la Cilicie où gronde un torrent. Le groupe expédie et reçoit des missives. Ignace apprend que la persécution s'est apaisée à Antioche, mais que la communauté demeure sans pasteur. Elle marche droit.
Les clercs accompagnateurs portent sans doute la bourse qui permet d'adoucir le régime. Elle 'est alimentée de communauté en communauté. De cité en cité, les témoins de la foi sont salués par les chrétiens. Ceux-ci apportent des espèces sonnantes, seule langue que semblent comprendre les léopards. «Faites-leur du bien, dit Ignace, ils deviennent méchants» et sans doute poussent les enchères!
Il en dit long dans sa concision l'aveu qui échappe à la mansuétude du prisonnier dans sa lettre aux Romains: «Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre et sur mer, le jour, la nuit, j'affronte déjà les fauves, rivé que je suis par des chaînes à dix léopards, je veux parler des soldats qui me gardent et qui se montrent d'autant plus méchants qu'on leur fait plus de bien. Leurs mauvais traitements sont pour moi une école à laquelle je me forme chaque jour.»
Le prisonnier n'est jamais libre, jamais seul. Les geôliers se relaient de jour, de nuit, ils ne le quittent pas d'une callige. Mais la foi et la ferveur transfigurent jusqu'aux chaînes; Ignace les appelle joliment «ses colliers de perles».
De cette marche épuisante, les lettres nous ont conservé les grandes étapes, marquées par des arrêts prolongés : Philadelphie d'abord, Alachir aujourd'hui au cœur de la Turquie, cité par l'Apocalypse. Le détachement s'y arrête quelques jours (Phil. 7, 1). Le prisonnier peut se rendre compte des dissensions, [PAGE 8] déjà stigmatisées par l'Apocalypse, qui continuent à déchirer la communauté. L'Église se présente en ses vêtements de tous les jours, avec ses faiblesses et ses rides.
Et la marche reprend, de Philadelphie à Smyrne, Ismir aujourd'hui. Une grande joie y attend Ignace. Le jeune évêque de la ville, Polycarpe, disciple direct de Jean l'évangéliste, y attend le martyre. Il est là avec son presbyterium au complet et toute sa communauté. Que n'avons-nous les confidences échangées!
De toutes parts viennent les délégations : Éphèse, Magnésie, Tralles. Souvent avec diacres et évêques. Là aussi, à Smyrne, Ignace commence à dicter ses premières lettres. Il dicte les autres à Troas, dernier port de mer, à 40 kilomètres de la Troie d'Homère, en attendant le bateau pour la côte grecque, à Néapolis, le Kavalla d'aujourd'hui. Un cfrdre subit d'embarquement met brusquement fin aux lettres de gratitude et d'encouragement aux Églises.
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L'authenticité des sept lettres d'Ignace, une première fois réunies par Polycarpe, des siècles durant, a été l'objet de vives controverses, en vertu de critères surtout internes. Le protestant Théo Preiss reconnaît tout de go que les raisons ont été surtout «anticatholiques». Renan qui avait emboîté le pas, une fois de plus, admet l'authenticité de la lettre aux Romains qu'il appelle «un des joyaux de la littérature chrétienne primitive».
L'unanimité s'était faite à peu près, au tournant du dernier siècle. Dans les tout derniers temps, des voix isolées se sont faites contestataires. Elles sont curieusement de provenance catholique. Liberté de recherche? Malheureusement si l'homme se baigne rarement dans le même fleuve, les critiques, catholiques ou non, utilisent souvent les mêmes arguments et les mêmes a priori. Ces doutes n'ont guère ébranlé les positions acquises ni remis sérieusement en question l'authenticité.
LETTRE AUX ROMAINS
Il nous faut écouter le confesseur de la foi lui-même. Rien ne remplace sa voix.
«Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre et sur mer, de nuit et de jour, je combats déjà contre les bêtes, enchaîné que je suis à dix léopards: je je veux parler des soldats qui me gardent et qui se montrent d'autant plus méchants qu'on leur fait plus de bien. Leurs mauvais traitements sont pour moi une école à laquelle je me forme tous les jours ; «mais je ne suis pas [PAGE 9] pour cela justifié». Quand donc serai-je en face des bêtes qui m'attendent! Puissent-elles se jeter aussitôt sur moi! Au besoin je les flatterai, pour qu'elles me dévorent sur le champ, et qu'elles ne fassent pas comme pour certains qu'elles ont craint de toucher. Que si elles mettent du mauvais vouloir, je les forcerai. De grâce, laissez-moi faire; je sais, moi, ce qui m'est préférable. C'est maintenant que je commence à être un vrai disciple. Qu'aucune créature, visible ou invisible, ne cherche à me ravir la possession de Jésus-Christ ! Feu, croix, corps à corps avec les bêtes féroces, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps entier : que les plus cruels supplices du diable tombent sur moi, pourvu que je possède enfin Jésus-Christ!
Que me servirait la possession du monde entier ? Qu'ai-je à faire des royaumes d'ici-bas ? Il m'est bien plus glorieux de mourir pour le Christ Jésus que de régner jusqu'aux extrémités de la terre. C'est lui que je cherche, ce Jésus qui est mort pour nous ! c'est lui que je veux, lui qui est ressuscité à cause de nous ! Voici le moment où je vais être enfanté. De grâce, frères, épargnez-moi ; ne m'empêchez pas de naître à la vie, ne cherchez pas ma mort. C'est à Dieu que je veux appartenir : ne me livrez pas au monde ni aux séductions de la matière. Laissez-moi arriver à la pure lumière ; c'est alors que je serai vraiment homme. Permettez-moi d'imiter la passion de mon Dieu. Si quelqu'un possède ce Dieu dans son cœur, que celui-là comprenne mes désirs, et qu'il compatisse, puisqu'il la connaît, à l'angoisse qui me serre.
Je ne veux plus vivre de cette vie terrestre. Or, la réalisation de mon vœu dépend de votre bonne volonté : montrez-en donc à mon égard, afin d'en trouver vous-mêmes à votre tour. Ces quelques mots vous transmettront ma prière : croyez à mes paroles. Jésus-Christ fera éclater à vos yeux la sincérité de mon cœur, lui, la bouche infaillible par laquelle le Père a vraiment parlé. Priez pour que je réussisse. Ce n'est pas la chair qui m'a dicté cette lettre, c'est l'esprit de Dieu. Mon martyre sera la preuve de votre bienveillance, et le refus de m'y admettre l'effet de votre haine.»
Cette page de la lettre aux Romains nous laisse percevoir la ferveur du mystique.
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III – Témoignage et signification du martyre
Véritable «journal de captivité», la correspondance d'Ignace, par la spontanéité de sa confidence, la : ferveur de son exaltation mystique, nous permet d'entrebâiller la porte et de pénétrer dans le jardin clos. L'homme s'y découvre avec pudeur. Il s'appelle lui-même Théophore, le porteur de Dieu, comme pour mieux se définir. Une génération plus tard, Clément d'Alexandrie affirme: «L'homme devient théophore, mû directement par le Seigneur, devenu son corps.»
En phrases courtes, denses, pleines à craquer, au style syncopé, heurté, coule un fleuve de feu. Aucune recherche, aucune emphase, mais un homme exceptionnel, héroïque avec modestie, bienveillant avec lucidité, doué comme l'apôtre Paul d'une sympathie innée. Il oublie son épreuve pour porter celle d'autrui. Évêque charismatique, a-t-on écrit. Évêque tout court. L'homme chaleureux écrit : « J'ai contracté en si peu de temps une telle intimité avec votre évêque » (Eph. 5, 1) ; à Polycarpe : « J'ai vu ton visage, irréprochable » (Pol. 1, 1). « Je déborde d'amour pour vous » (Phil. 5, 1). Aux Romains qu'il ne connaît pas. «Quelle joie de voir bientôt vos visages!» (Rom. 1).
Tempérament de feu et de passion, sans duplicité, il permet de découvrir les défauts de sa cuirasse. Cette « enclume sous le marteau » n'est pas l'homme des concessions ni des équivoques. Les mots de joie, douceur, patience, reviennent sous la dictée comme des passions apprivoisées. «La douceur est une force», confesse-t-il. Il s'accuse de manquer de patience.
Le mûrissement a changé sa lucidité en vigilance, sa force en persuasion, sa charité en délicatesse. « Je ne vous donne pas d'ordres. » Il corrige sans humilier, il préfère convaincre, il suggère. Il ne brusque rien, il sait attendre et patienter. Il profite d'une lettre de gratitude pour présenter ses observations, sous forme de conseil. Définitivement parti, déjà loin, son regard, sa présence ne gêneront plus la communauté. Ignace s'humilie lui-même pour ne pas humilier les fidèles de Tralles. Il leur confesse : «Je m'impose une mesure, pour que ma jactance ne soit pas ma perte» (Tral. 4, 2).
[PAGE 11] Ce pasteur est un éveilleur, un éducateur de la foi. Il est attentif à chacun et d'abord aux plus petits. Aux Tralliens, encore novices dans la foi, il ne veut pas servir, dit-il, de nourriture trop consistante, «qui risquerait de les étrangler» (5, 1). Il tarabuste quelque peu le jeune Polycarpe, c'est un fort, il est le pilote sur le navire, il prend le vent. Ignace lui parle net : «Justifie ta charge par ta vigilance. Avance avec plus d'ardeur dans la course. Où il y a plus de peine, il y a plus de gain. Porte les infirmités de tous» (Pol. 1, 1), et d'abord des faibles, des veuves, des esclaves, hommes ou femmes. Le vieux pasteur est un chef.
L'évêque d'Antioche, responsable d'Asie, sait que l'Église pèlerine est une nasse où il faut trier, «filtrer» dit-il littéralement, mais toujours avec patience, laissant à Dieu le soin de trouver les siens. Les mots deviennent durs, quand Ignace parle des propagateurs de fausses doctrines. Ce sont «des loups» (Phil. 2, 2), «des bêtes à tête humaine» (Smyr. 4, 1). Bestiaire qui surprend mais prouve que le martyre exige une foi de cristal.
Intransigeance sur la doctrine mais respect de l'homme et de tout homme, fût-il hérétique. Il donne à Polycarpe un conseil qui le dépeint lui-même : «À n'aimer que les bons disciples tu n'as aucun mérite; ce sont plutôt les contaminés qu'il te faut soumettre, dans la douceur» (Pol. 2, 2). Il ajoute : «Calme les violents avec des lotions douces.» Image qui suggère le médecin et que l'évêque applique volontiers au Christ. Elle convient parfaitement au martyr d'Antioche. Elle caractérise son approche, sa délicatesse, son respect de l'autre.
En route pour Rome où il attend le Dieu qui l'attend, l'heure de sa parturition, comme il dit, entouré d'égards et d'honneurs, loin de se gonfler, Ignace prend peur : «Je suis en danger, écrit-il à deux reprises (Tral. 13, 3 ; Eph. 12,1), «Je suis encore imparfait» (Phil. 5, 1).
L'évêque est un contemplatif. Souvent revient le mot silence. Silence efficace de Dieu, qui agit sans bruit, silence d'émerveillement devant le mystère du Christ, Icône de son Père. Il exprime son allégresse en hymne lyrique. «Chair et esprit, engendré et inengendré, Dieu fait chair, vraie vie, au sein de la mort, né de Marie et né de Dieu…» La langue est bousculée ici pour exprimer le frisson d'émotion et d'enthousiasme qui le fait vibrer.
Ce ne sont pas les élucubrations gnostiques qui ont dévoilé à Ignace le mystère insondable du Dieu-silence, mais une longue prière, une contemplation [PAGE 12] du Christ qui a placé une lumière sur sa route. Il est son maitre intérieur qu'il écoute, dans le silence de Dieu. Que lui importe ce qui fait courir les hommes, la richesse, les royaumes d'ici-bas, les frémissements de nos cœurs de chair. «Il m'est plus glorieux de mourir avec le Christ Jésus que de régner jusqu'aux extrémités de la terre» (Rom. 6, 1).
La mystique d'Ignace se noue autour de la passion du Christ, d'une part, de l'eucharistie et du martyre de l'autre. Il s'agit pour lui du flux et du reflux d'un même mystère, celui de l'Église, le sien. La souffrance du Christ, souvent contestée dans les commtinautés, brûle son cœur d'une blessure qui ne guérira plus ; voie royale, elle le mène au Père.
L'itinéraire de la Croix à la Gloire, Ignace l'a déjà célébré en mystère, dans le corps, dans le sang eucharistiés. Il lui donne le beau nom d'agapè, le sacrement de la tendresse. Il s'est dévoilé sur la croix, désormais il soude la communauté autour de son évêque, mais jamais sans lui. «Le pain de Dieu est la chair de Jésus-Christ, et son sang son amour incorruptible» (Rom. 7, 3). Que de fois revient ce mot d'incorruptibilité pour clamer la victoire sur la dissolution et la mort, et confesser l'attente d'une vie qui ne finira pas.
L'eucharistie trace à l'évêque d'Antioche la route vers le Père. Il écrit aux Romains : «Il a crucifié l'éros de la chair, il a appris à ne rien désirer de terrestre» (Rom. 4, 3). Il est polarisé par l'appel qu'il perçoit au secret de son âme « Viens vers le Père » et déjà il prend, comme il le dit lui-même, « les mœurs de Dieu ».
L'eucharistie célébrée s'achève en sa propre chair. Il est désormais le liturge de l'ultime célébration où il franchira le seuil de Dieu. La lettre aux Romains est comme une grande générale. Il y parle de ce qui l'attend déjà 'au présent. «Je suis le froment de Dieu, le suis moulu par la dent des bêtes pour devenir le pain immaculé du Christ. Priez le Christ de daigner faire de moi, sous la dent des fauves, une victime pour Dieu.»
Il serait facile de colliger tout le vocabulaire sacrificiel qui exprime que le martyre est désormais son ultime eucharistie : victime, sacrifice, holocauste, offrande, libation. Elles se rencontrent dans les diverses lettres, elles prennent toute leur lumière dans le chatoiement du prochain martyre.
Rien ne lui importe désormais, rien ne lui fait peur : «Feu, croix, corps-à-corps avec les fauves, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps tout entier, que les plus cruels supplices du [PAGE 13] diable tombent sur moi !» Mais écoutez la fin, elle dit tout: «pourvu que je possède enfin Jésus-Christ» (Rom. 5, 3).
Jamais sans doute attente amoureuse ne s'est exprimée en termes plus incandescents, plus brûlants: attendre, rencontrer, étreindre sont les verbes qui reviennent, lancinants. «C'est Lui que je cherche», écrit-il aux Romains. Parturition longue et douloureuse dont il entrevoit déjà l'issue : la Rencontre. Alors seulement il sera pleinement homme, homme dans toute la stature de la foi. Il s'agit non d'humanisme mais d'une humanité pleinement assumée, jusqu'à la croix, déjà transfigurée par l'espérance.
Et déjà Ignace allume le feu de joie pour célébrer sa naissance en Dieu, à Dieu… Il nous suffit, à vingt siècles de distance, de secouer les cendres de ses pages : elles ont conservé le feu qui le brûlait.
L'histoire se tait à présent. Elle se fait silence. Nous savons simplement qu'Ignace a été exaucé. Il a donné sa vie. Nous ne savons ni la date ni le lieu. Est-ce au Colisée nouvellement construit, le jour où furent immolés dix mille gladiateurs et onze mille fauves? Leur a-t-on jeté les condamnés de droit commun et parmi eux l'évêque d'Asie? Silence encore.
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Une petite fille de France viendra s'agenouiller là, pour baiser le sol, avant de porter, dans le silence du Carmel, sa jeunesse et d'y porter la cruauté de l'homme et le péché du monde. Vous la connaissez : elle est nôtre.
L'essentiel pour nous n'est pas de localiser le drame mais d'en lire la signification. Les chrétiens désarmés ont vaincu la barbarie de la force et de la puissance. La cruauté a détruit le Colisée, mort de ses atrocités, comme toutes les œuvres de chair et de sang.
L'essentiel pour nous, chrétiens qui vivons le déclin du 20e siècle, dans le désarroi des esprits et le tumulte des idéologies qui se dévorent les unes les autres et les hommes avec elles, l'essentiel pour notre foi est de recueillir la confession de l'évêque martyr. La mort n'est pas un couchant mais une aurore, l'aurore du jour sans déclin.
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