Notre-Dame de Paris, 20 janvier 1980
[PAGE 2] En la semaine de l'unité, pouvons-nous trouver modèle plus exemplaire du dialogue œcuménique qu'Irénée, évêque de Lyon ? Le nom «le Pacifique» définit sa personne : il a été sa vie durant l'homme de la paix, de la concertation et de la conciliation. Aux interventions autoritaires, il préfère le dialogue. Il sait que l'unité peut fleurir dans un jardin à l'anglaise où la diversité est d'abord la richesse même de la vie, plus vraie que des parterres géométriquement alignés.
Flexible devant les solutions pratiques et les questions subsidiaires, questions de rubriques comme la date de Pâques, l'évêque de Lyon est intransigeant, de granit, quand la foi et la vérité évangélique, transmise par les Apôtres, est en jeu. Comment est-il venu à Lyon ?
Les origines chrétiennes de la Gaule de notre Gaule sont enveloppées d'obscurité. Des inscriptions trouvées à Marseille semblent attester une présence chrétienne dès le 1er siècle. Il est fort possible que Crescent dont parle la seconde lettre de saint Paul à Timothée, ait déjà été envoyé en Gaule. L'Évangile, lié aux hommes, emprunte tout naturellement les mêmes routes de mer et de terre.
Lyon et Vienne sont les capitales de deux provinces romaines, la Lyonnaise ou la Chevelue et la Narbonnaise ; elles se jouxtent reliées par le Rhône. La prospérité de Lyon y attire une forte colonie d'Orientaux, originaires d'Asie Mineure et de Phrygie (la Turquie centrale actuelle). Les premiers chrétiens étaient venus, sans doute comme leur compatriotes, pour des raisons professionnelles. Alexandre, médecin dans la ville, venait de Phrygie. Il avait sans doute fait ses études médicales à la faculté de Pergame. Il semble bien avoir été chrétien, en arrivant sur les bords de la Saône.
[PAGE 3] Vers le premier tiers du 2e siècle, les frères sont suffisamment nombreux pour que les communautés-mères leur mandent un évêque, Pothin. Son nom est grec. D'où vient-il ? Sans doute d'Orient. Lors de son martyre, en 177, il a quatre-vingt-dix ans. Il a pu avoir la soixantaine, en prenant la direction de la communauté.
Après le martyre du vieil homme, Irénée lui succède à Lyon où il avait été prêtre précédemment. Fut-il déjà évêque de Vienne comme on l'a dit, il est difficile de l'affirmer.
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I – L’homme
Irénée était asiate : Il venait, comme nombre de ses compatriotes, du Levant, peut-être de Smyrne. En cette ville, il avait fréquenté le vieil évêque Polycarpe qui, jeune encore, était allé à la rencontre d'Ignace d'Antioche comme nous l'avons vu. «J'étais encore enfant», précise Irénée dans une lettre. Le vieil évêque racontait aux jeunes gens qui l'entouraient comment il avait connu l'apôtre Jean et les autres qui avaient «vu le Seigneur». Il est des souvenirs qui n'ont pas d'âge. Ils se gravent dans la mémoire de manière indélébile.
Une génération à peine sépare Irénée de l'apôtre Jean. Sa jeunesse baigne dans les eaux johanniques qui ont fécondé toute l'Asie Mineure, doctrinalement, spirituellement. Irénée a donc pu naitre autour des années 130/140. Jeune, il se convertit au christianisme. Ses écrits prouvent qu'il a fait de solides études. Smyrne est à cette époque le foyer d'une renaissance culturelle. Aélius Aristide en est le maitre incontesté.
Le jeune Irénée voyage ; il séjourne à Rome, et puis, comme nombre de ses compatriotes, s'embarque pour Marseille, remonte le Rhône et se fixe à Lyon. Le vieil évêque Pothin l'ordonne prêtre. À cette époque les communautés de Lyon et de Vienne sont suffisamment importantes pour susciter l'attention.
Comme de coutume, la foule s'en prend aux étrangers, les métèques, chasse les chrétiens des bains et des portiques du forum. Les émeutes éveillent l'attention de l'autorité. Le tribun, commandant la cohorte, fait des arrestations suivies de procès et de condamnations. Nous, sommes en 177. Les martyrs dont nous connaissons les noms grecs et latins reflètent l'image de la communauté où se côtoient levantins et gaulois, commerçants et femmes riches, aristocrates et esclaves. L'évêque nonagénaire meurt en prison. La liste du martyrologe contient 47 noms, les uns morts en détention, les autres jetés aux fauves.
Irénée gouverne désormais les communautés qui s'étirent des Bouches-du-Rhône aux rives du Rhin, en Germanie. Son action se développe sur deux fronts. Il se consacre à la population gauloise dont il apprend et parle la langue celte, qu'il estime quelque peu barbare, n'en déplaise à notre amour-propre. La langue commune à une grande partie de la communauté, reste [PAGE 5] le grec, la langue maternelle de l'évêque. C'est aussi la langue liturgique à Lyon. D'avoir misé sur la langue et la culture helléniques permet à l'Église de faire progresser rapidement l'évangélisation à travers tout l'empire romain.
La tâche du nouvel évêque est d'abord de conforter les fidèles, apeurés et dispersés par la persécution – le récit des événements prouve que tous n'étaient pas des héros –, veiller à entretenir la ferveur, les prémunir aussi contre les infiltrations hétérogènes, les faux prophètes prenant la même route que les vrais. Les poussées gnostiques vont obliger l'évêque à mettre sa culture au service de l'intégrité de la foi.
Vigie à la pointe avancée de l'Église, cet Asiate occidentalisé possède une âme œcuménique, universelle et affirme une conscience missionnaire. Il pousse l'évangélisation vers le Nord: Dijon, Langres, Besançon, et jusqu'au Rhin. Ne parle-t-il pas de Germains qui ont entendu la parole du Christ? (Contre les hérésies I, 10, 2). Il s'agit vraisemblablement d'habitants de la province romaine de Germanie. Nous ne connaissons malheureusement ni noms ni relais missionnaire.
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II – L’homme d’Église
L'action d'Irénée s'affirme d'abord à l'intérieur de l'Église romaine. Ce Levantin est un médiateur-né, l'ombudsman de l'Église. Il n'est pas encore évêque de Lyon que déjà les chefs de la communauté, en prison, l'envoient à l'Église de Rome pour demander à Éleuthère, l'évêque, plus de compréhension à l'endroit de la «nouvelle prophétie», le mouvement montaniste qui fermentait en Asie Mineure et dont les retombées avaient touché Lyon et conquis des confesseurs de la foi. Les temps de persécution sont des temps d'apocalypse.
«Nous tenons Irénée, disait la lettre d'accompagnement des fidèles de Lyon, en grande estime, à cause de son zèle pour le testament du Christ.» Irénée se sentait accordé sans doute à ce mouvement charismatique qui clamait la force miraculeuse de l'Esprit et invitait à la piété plus intérieure. Solidaire de son Asie natale, berceau de l'évangélisation, il répugnait à des décisions d'autorité, sans concertation, par simple voie administrative. Nous ne connaissons pas le résultat de la mission diplomatique. Les choses ont dû se calmer.
A une quinzaine d'années de là, vers 190, une fois de plus, Irénée fait œuvre de conciliation auprès du pape Victor. Esprit centralisateur, cet Africain n'avait pas la souplesse romaine, il voulait d'autorité imposer à l'Asie et aux Asiates de célébrer la fête de Pâques le dimanche, selon l'usage de Rome et non comme le voulait la tradition orientale sans doute primitive le jour anniversaire, le 14e nisan. Comment pouvait-on, pour une question de rubrique, compromettre la paix et confondre unité et uniformité? Irénée envoie à l'évêque de Rome une lettre courtoise mais nette. Grâce à lui, Lyon fut donc, à deux reprises, ferment d'unité et garantie de durée. Le principe énoncé dans sa lettre par Irénée conserve aujourd'hui encore toute sa valeur. «Gardons la paix les uns avec les autres. Une différence de lune confirme l'accord de la foi» (Hist. eccl. V 24, 13).
Plus grave que la persécution, plus sérieuse que les conflits d'autorité, la menace du gnosticisme s'attaquait à la substance même de la foi ; jamais, [PAGE 7] depuis les origines, l'Église n'avait connu remise en question aussi corrosive. Un frisson secoue l'Église entière, parce qu'elle se sent menacée dans ses assises. Le déferlement gnostique la cerne de toutes parts. Ce qui fait dire au vieux Polycarpe: «Mon Dieu, à quelle époque m'avez-vous réservé!»
Face à la menace gnostique, Irénée va donner sa pleine mesure et nous permettre de découvrir la stature de l'homme de foi et d'Église. La gnose ou connaissance n'est nullement, au départ, une notion suspecte, ni hétérodoxe. Le judaïsme comme le christianisme cultive la vraie connaissance. Irénée aurait souscrit sans ambages à la définition de Clément d'Alexandrie: «La gnose est l'intelligence de l'Évangile.» L'antiquité chrétienne et l'évêque de Lyon en premier lieu, réservent à l’Église «la véritable gnose». Mais celle-ci est contrainte de se définir par rapport aux gnoses hétérodoxes ou pseudo-gnoses. De quoi s'agit-il ?
Tout désir de connaître est tentative avant d'être tentation. Il perd sa pureté et sa rectitude quand le chercheur rançonne la foi au lieu de l'accueillir. Le seuil est franchi par ceux qui hellénisent le christianisme au lieu de christianiser l'hellénisme. C'était au 2e siècle le fait d'intellectuels mal convertis, qui s'évertuaient d'infléchir la foi dans le sens de leur philosophie, voire de leurs élucubrations. C'était le cas de Valentin et de Marcion. La littérature gnostique est la première littérature théologique de l’Église.
À l'époque où nous sommes, la littérature gnostique est plus considérable que l'orthodoxe. Elle envahit tout, la Bible, la théologie et jusqu'à la poésie. Le gnosticisme se répand du Pont-Euxin (la Mer noire) et d'Alexandrie à Rome ; il finit par atteindre la Gaule chevelue et Lyon. Marc le mage y fait des ravages dans la bergerie ; il s'en prend de préférence aux femmes, aux plus riches, aux plus élégantes aussi « à la robe frangée de pourpre ». En quoi consistait la prétendue gnose à laquelle va répliquer l'évêque de Lyon ? Elle place Dieu dans une sphère inaccessible à l'esprit humain. Entre lui et le monde se situent des cascades d'intermédiaires ou d'éons qui dégradent progressivement l'étincelle primitive qui vient du premier principe.
Un dualisme foncier traverse les divers systèmes gnostiques. Marcion oppose au Dieu juste de l'Ancien Testament, à qui il donne un congé définitif, le Dieu bon, révélé en Jésus-Christ. Ce qui provoque un antisémitisme intellectuel qui récuse désormais la signification de l'Ancien Testament. Il n'est pas difficile d'entrevoir les conséquences destructrices de ce système. Le dualisme de Valentin d'Alexandrie n'est pas moins radical. Il oppose le monde à Dieu. Les hommes se divisent en pneumatiques ou spirituels et en psychiques. La gnose rend parfait l'élément spirituel et tous les spirituels qui constituent [PAGE 8] une sorte d'aristocratie, l'Église des parfaits. L'Église ordinaire ou des psychiques doit se sauver péniblement par la continence et la bonne conduite. Les doctrinaires se rangent évidemment dans la classe des parfaits.
De ces prémisses se dégage une opposition entre l'esprit et la matière, déjà enseignée par le platonisme, et une double imperméabilité : la matière, et donc le corps, n'est ni sauvable, ni sauvé. L'esprit, par contre, n'est pas capable de souillure. Les pneumatiques, eux, sont inéluctablement «semence d'élection». Le péché est lié au corps et non pas œuvre de la volonté libre. Irénée a immédiatement mesuré l'enjeu. Le dualisme gnostique brisait l'unité dans l'économie du salut, il culpabilisait le corps et donc le mariage au lieu de la liberté de l'homme, il excluait la matière et le cosmos de l'œuvre du salut.
Comment affirmer dès lors que le Verbe s'était fait chair, si la chair était mal et Malin à la fois? La fausse gnose volatilisait l'épine dorsale du christianisme et la véritable foi. Il n'était que temps de réagir. Irénée se met à l'ouvrage. Le pasteur se fait écrivain et passe à la contre-attaque.
Le résultat en est un énorme travail intitulé: «Mise en lumière et réfutation de la prétendue gnose». La préface précise: «N'attendez pas de moi, qui habite chez les Celtes et dois le plus souvent user d'un dialecte barbare, un déploiement de rhétorique dont je n'ai jamais fait l'apprentissage, ni une qualité d'exposition que je n'ai jamais pratiquée, ni la beauté ou le talent persuasif du style, auxquels le ne prétends nullement. Recevez dans un esprit bienveillant ce que je vous écris, dans les mêmes sentiments, avec simplicité, sincérité et modestie » (Contre les hérésies I, praef. 3). Nous ne sommes pas dupes de déclarations qui sont précisément inspirées par l'École et monnaie courante chez les rhéteurs. L'ouvrage ressemble à ces constructions, sans plan trop précis, qui se développent et s'enrichissent au gré du terrain et des circonstances. Le livre sera suivi d'un autre, succinct et plus irénique, la Prédication apostolique et ses preuves, sorte de catéchisme du croyant, récemment traduit dans les Pères dans la foi.
Les écrits d'Irénée nous découvrent un esprit lucide et pondéré, une formation et une culture classique. Il connaît les auteurs païens et les philosophes. Il lui arrive de citer Homère. Son exposé n'est nullement dénué d'art littéraire, quoi qu'il en ait dit, non sans quelque coquetterie. Mais il se méfie de la pensée profane qui n'est pas la patrie de son âme. Il puise son savoir dans l'Écriture et dans le témoignage de la Tradition, ce qui fait participer ses écrits à l'effusion primitive. Irénée est foncièrement probe. Il cultive le respect de chacun, fût-il son adversaire. Il ne déforme pas la pensée des gnostiques pour mieux la confondre. Nous connaissons, depuis la découverte de la Bibliothèque de Nag-Hammadi (Égypte), en 1943, les écrits gnostiques qui longtemps avaient disparu. La découverte de cette bibliothèque, tout aussi sensationnelle que celle de Qumran mais moins orchestrée, confirme le sérieux de l'information et l'objectivité de l'évêque de Lyon.
[PAGE 9] Irénée ne réfute pas cependant avec «la curiosité paisible et détachée d'un érudit du 20e siècle», mais avec la ferveur de la foi et le sens de sa responsabilité. Il y va du tout. L'auteur réplique avec véhémence. Sa riposte peut être caustique et sa plaisanterie gauloise. Le docteur reste pasteur, il veut convaincre et convertir, c'est-à-dire ramener à la véritable foi.
L'évêque sait distinguer l'homme de son erreur. Comme pasteur, il veille sur ses ouailles avec tendresse, fussent-elles dévoyées. N'a-t-il pas écrit ce mot exquis: «Il n'est pas de Dieu sans bonté !» (Contre les hérésies III, 25, 3). 11 a, du pasteur, le sens de la mesure, la richesse de la doctrine, la flamme apostolique. Il ne cherche pas à pourfendre les hérétiques mais à les ramener «à l'Église de Dieu pour que le Christ soit formé en eux». Quelque chose de johannique se dégage de la personne de l'évêque: une chaleur, une passion contenue, une indignation devant l'hérésie, le sens de l'essentiel mais aussi la perspicacité qui mesure la gravité des premières lézardes sur l'édifice. «En lisant cela, mon ami, je suis sûr que tu riras de leur folie qu'ils imaginent sagesse. Il faut pleurer de voir bafouées la sainteté, la grandeur de la vérité, de la puissance ineffable, les économies de Dieu» (Contre les hérésies I, 16, 3).
L'homme intérieur est plus difficile à cerner. Il est de cette Asie où fleurissent les charismes de l'Esprit. L'évêque a vécu dans un climat spirituel où la perspective du martyre favorisait l'exaltation mystique. Il a connu les visages de ceux, de celles qui confessèrent leur foi à Lyon, à commencer par son prédécesseur, Pothin. On a pu lui prêter à tort ou à raison la lettre qui raconte cette épopée merveilleuse aux frères de Phrygie. Irénée avait, comme Cyprien, un penchant pour les manifestations extraordinaires de l'Esprit. Ce chrétien modéré était, avec une grande partie de l'Église primitive, millénariste. Il croyait au règne prochain du Seigneur sur terre, qui durerait mille ans.
Le pasteur est un homme de prière. Dans l'Adversus haereses, la prière perce le texte et la démonstration. Elle est comme le jaillissement de son âme, une confidence qui lui échappe. Les élans mystiques fusent de la ferveur de sa foi. Comme l'auteur des Confessions, il «confesse» le Dieu qui s'est dévoilé, en termes qui font déjà penser à Pascal:
«Et moi aussi je t'invoque, Seigneur, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob et d'Israël, toi qui es le Père de notre Seigneur Jésus-Christ. Ô Dieu, dans ta miséricorde infinie tu as bien voulu que nous apprenions à te connaître; tu as fait le ciel et la terre, tu es le souverain de toutes choses, seul tu es le Dieu véritable, au-dessus il n'en est point d'autre.
Par notre Seigneur Jésus-Christ, donne-nous aussi le règne de l'Esprit saint; donne à tous mes lecteurs de te connaître, parce que seul tu es Dieu, affermis-les en toi, détourne-les de toute doctrine hérétique et impie dont Dieu est absent».
Le livre III du Traité contre les hérésies s'achève en prière pour les égarés. L'objet en est triple. Il prie pour que les égarés reviennent à la véritable Église, qu'ils soient reformés dans le Christ et découvrent Dieu comme créateur et ouvrier de l'univers. Il s'achève en doxologie, comme un hymne théologique et confesse «le créateur, seul Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ».
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III – Une vision chrétienne de l’histoire
Le temps qui nous est départi ne nous permet pas d'esquisser la théologie irénéenne. Qu'il nous suffise de mettre en lumière un aspect de cette pensée d'une particulière actualité la vision chrétienne de l'histoire. Elle se développe, en contre-point, par rapport au dualisme gnostique. Le maître-mot de la théologie d'Irénée face à toute dichotomie est Unité. Unité en Dieu, unité dans l'économie du salut, unité dans l'homme et dans tout l'homme.
Au lieu d'isoler Dieu de son œuvre, Irénée en affirme la proximité, je dirai l'immédiateté: «Il l'a créé, dit-il, de ses propres mains». Pour lui, la création sort « des mains de Dieu » qui sont le Verbe et l'Esprit. Regardez la Bible illustrée par Edy-Legrand; l'artiste, sans avoir jamais lu Irénée, d'emblée a présenté Adam, le premier homme, dans les paumes divines. Cette immédiateté de Dieu par rapport à son œuvre fait qu'elle est bonne comme l'ouvrier lui-même. Culpabiliser la matière, le corps et partant la vie sexuelle et le mariage lui paraît non seulement absurde mais une insulte au Créateur. Du revers de la main, Irénée balaie de la sorte toutes les cascades d'éons, d'intermédiaires et de démiurges, toutes les fantasmagories des philosophies et des religions pour retrouver la nudité de la Genèse:
«Elohim crée donc l'homme à son image,
à l'image d'Elohim il le créa.
Homme et femme, il les créa».
L'homme, dans sa structure bissexuée, apparaît comme un nouveau-né, né de la tendresse divine, tout à la fois paternelle et maternelle, dans l'éternité du Verbe et de l'Esprit. «Ô homme, s'écrie Irénée, ce n'est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui t'a fait» (Contre les hérésies IV, 30, 2).
Loin d'imaginer des âmes préexistantes ou simplement prisonnières du corps à. la manière des spéculations de la philosophie grecque, l'évêque de Lyon situe la création de l'homme au cœur de la matière : l'homme n'est pas pour lui un esprit incarné, mais un corps pneumatisé, habité par l'Esprit. Cette présence de l'Esprit, et elle seule, est la garantie de son unité et de son incorruptibilité. Loin de toute catabase, descente ou chute, préconisée par les spéculations gnostiques, Irénée expose l'anabase, la montée lente et progressive de l'homme. L'homme, pour Irénée, est image de Dieu, parce que modelé jusque dans son corps à l'image du Fils qui allait s'incarner. «Dieu a manifesté sa gloire dans l'homme façonné, en le modelant sur son Fils qui devait naître» (Contre les hérésies V,6 ; 1). Tertullien ne parlera pas différemment : «Le limon revêtit dès lors l'image du Christ qui devait venir» (La résurrection 6). La venue du Christ, dans la [PAGE 11] perspective de la théologie primitive n'est donc nullement liée au péché, accident de parcours, incapable d'entraver le dessein de Dieu et la marche de l'histoire. Loin de faire d'Adam un surhomme, Irénée et toute la tradition primitive de la théologie, déjà rencontrée chez Théophile d'Antioche, le considère comme un enfant qui, peu à peu, s'éveille, fait l'expérience de ses facultés. Voici comment la Prédication apostolique d'Irénée expose la foi:
«Or Dieu fit l'homme maître de la terre et de tout ce qu'elle renferme. Il l'établit aussi secrètement maître des êtres qui devaient le servir. Mais tandis que ces derniers étaient dans toute leur force, le maître, c'est-à-dire l'homme, était encore un enfant. C'était un petit qui devait grandir pour atteindre sa perfection. L'homme était un enfant, il n'avait pas encore le parfait usage de ses facultés. Aussi fut-il facilement trompé par le séducteur» (La prédication des apôtres, 12).
Irénée présente donc l'histoire comme une lente ascension, à partir d'humbles commencements. Histoire qui, loin d'être rectiligne, connaît les vicissitudes et les échecs, conséquences non pas de sa nature corporelle, mais de sa liberté, de sa fragilité, d'un manque de docilité à s'intégrer à l'économie de Dieu.
Le péché lui-même, jamais sous-estimé, ne peut pas entraver la marche de l'histoire du salut qui opère finalement l'œuvre d'approche de Dieu et le lent apprivoisement de l'homme. La pédagogie de Dieu consiste à préparer peu à peu l'homme à sa visite pour le disposer à l'accueil et entrer en communion avec lui, sans l'effaroucher. Par là, l'évêque de Lyon répond déjà à la question lancinante, si souvent posée par les Pères de l'Église: pourquoi le Christ est-il venu si tard?
Approche progressive, au cours du temps, où Dieu parle à Abraham, à Moïse, à David. Partout dans l'Écriture est semé déjà le Fils de Dieu. « Il préparait les prophètes à habituer l'homme sur la terre à porter son Esprit et à posséder la communion avec lui». Vous avez bien entendu: il a accoutumé, apprivoisé l'homme avec une infinie patience. Lente approche d'un être en bouture, délicat et fragile, qui mûrit les temps de la venue divine. L'histoire atteint, avec et dans le Christ, la crête où se dévoile le mystère du dessein de Dieu, l'économie du salut. Jésus, pour Irénée, est le centre lumineux à partir d'où tout s'éclaire, tout s'explique, l'harmonie se rétablit, tout se rassemble. Le Christ éclaire toute la ligne du temps, en arrière, en avant. Voilà l'Icône qui a servi de modèle. «Par l'incarnation, le Christ fait descendre Dieu dans l'homme par l'Esprit, et il fait remonter l'homme jusqu'à Dieu, réalisant en lui-même l'œuvre par lui modelée» (Contre les hérésies V, 1, 1).
Il nous faudrait un long commentaire pour exposer toute la richesse, la densité de pareille affirmation. Disons simplement que, pour Irénée, le Fils de Dieu a voulu dans un corps et une vie d'homme faire l'expérience de tous les âges de l'existence. Il récapitule (notons ce mot cher entre tous à l'évêque), il [PAGE 12] récapitule en lui la longue chaîne des hommes, dans toute la longueur de l'histoire, avec ses joies et ses échecs, ses pesanteurs et son attente. «Comme il n'était pas possible à l'homme, une fois vaincu et brisé par la désobéissance, de se remodeler lui-même et d'obtenir la victoire, le Fils a opéré l'un et l'autre. Verbe de Dieu, il est descendu jusque dans la mort. Il a achevé l'économie du salut» (Contre les hérésies III, 18, 1-2).
Irénée, avec son sens pédagogique, explique de manière concrète en quoi consiste l'expérience humaine du Fils de Dieu. «L'expérience de la chute fait apprécier le salut, comme la maladie, la santé, comme les ténèbres font apprécier la lumière» (Contre les hérésies IV, 37, 7). La faute creuse un vide, un appel au cœur de l'homme. L'incarnation du Christ n'est donc pas pour l'évêque de Lyon l'exaltation de l'homme, dans une sorte d'humanisme gratuit, mais le salut par la croix. Nous sommes loin de tous les contre-sens tirés du fameux texte. «La gloire de Dieu c'est l'homme vivant» et l'on oublie la suite : «La vie de l'homme c'est la vision de Dieu» obtenue par la croix du salut. La théologie irénéenne plante la croix comme un arbre, réplique de l'arbre de vie. Contemplez les peintures des catacombes romaines ou les mosaïques, comme celle de Saint-Clément de Rome, elles représentent l'arbre immense qui couvre de ses branchages tout l'horizon et le cosmos entier. Les bras largement étendus ont ramené, dit Irénée «tous les peuples dispersés, aux extrémités de la terre» (Contre les hérésies V, 17, 4). L'œuvre du Christ se présente comme une épopée. A travers la passion et la croix, le Sauveur parvient à la crête, il entre dans la gloire de Dieu, il y installe l'humanité assumée, à la droite du Père. Victoire remportée de haute lutte sur le péché, sur la mort, sur le démon. Premier-né de ceux qui sont morts et qui meurent, il leur apporte à tous l'espérance de l'incorruptibilité. La fresque de la petite église de Dafni, près d'Athènes, représente le Christ, entraînant dans sa résurrection Eve et Adam dont il tient la main, sa gauche portant la croix. Inspiration profondément irénéenne.
L'action du Christ, nouvel Adam, rétablit et accomplit; il remodèle en quelque sorte le visage de l'homme, ravagé par le péché. Il ressoude en même temps la caravane humaine, disloquée et refait le peuple de Dieu : longue procession de tous ceux qui cherchent, qui accueillent, qui portent Dieu. Cette marche est à la fois saisie et tension, dans et par l'Esprit, et montée vers l'achèvement. Ce mouvement imprimé à l'histoire lui donne à la fois sens et direction, but et consistance. L'impulsion première, donnée par le Père, ramène finalement à lui la création entière.
Admirable fresque de l'histoire dont nous vivons la dernière phase, celle de l'Église. L'économie du Christ s'achève dans l'économie de l'Esprit. «Les deux mains» opèrent toujours conjointement, dans la théologie d'Irénée. L'évêque de Lyon, sensible aux charismes qui fleurissent dans l'Église des apôtres et des martyrs, est particulièrement attentif à l'action de l'Esprit dans l'Église.
[PAGE 13] Du Christ, l'onction de l'Esprit ruisselle sur tout le corps ecclésial, sur chacun de ses membres. Il y établit sa demeure. Il communique à tout le corps son souffle et sa dimension, sa grâce et son parfum. «Là où est l'Église est l'Esprit de Dieu, et là où est l'Esprit de Dieu, est l'Église.» L'Esprit fait la cohésion à la fois subtile et essentielle dans la vie et la doctrine, la fidélité et le progrès. Irénée expose sa pensée toujours avec le sens de l'image exacte. «La prédication de l'Église est la même partout, elle demeure égale à elle-même, appuyée sur toute l'économie de Dieu. Elle réside à l'intérieur de la foi que nous avons reçue de l'Église et que nous conservons. Cette foi, toujours sous l'action de l'Esprit, comme un parfum de prix conservé dans une amphore de qualité, embaume le vase qui le contient» (Contre les hérésies III, 24,1).
La foi, semée en nous par le baptême, lève en charité, plénitude de la Loi, perfection à réaliser. Le fruit visible de l'Esprit est de mûrir la chair pour la rendre capable d'incorruptibilité. Lente maturation où la patience de Dieu use nos impatiences, conforte notre fragilité pour nous disposer librement mot royal d'Irénée à l'accueil. Car l'amour vrai ne peut être que libre et spontané, à la ressemblance de la tendresse qui lui a donné jour.
«Il te faut d'abord garder ton rang d'homme et ensuite seulement recevoir en partage la gloire de Dieu. Ce n'est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait. Si donc tu es l'ouvrage de Dieu, attends en patience la main de l'Artiste qui, en tout, fait toutes choses en temps opportun» (Contre les hérésies IV,39,2).
L'homme, remodelé par Dieu, est transformé dans tout son être et devient selon le mot presque intraduisible d'Irénée capax Dei, capable de Dieu, icône de Dieu, en qui s'accomplit la transfiguration du Christ, diaphane à la grâce, nouvelle épiphanie de la gloire de Dieu. Ce qu'Urs Von Balthasar appelle «l'admiration étonnée» qui de l'œuvre jaillit sur l'Artiste. Voilà l'homme de la nouvelle création, selon Irénée.
«La gloire de l'homme c'est Dieu. Mais le chef-d'œuvre de toute sagesse, de toute la puissance de Dieu, c'est l'homme» (Contre les hérésies III, 20,2). Car la gloire de Dieu c'est l'homme vivant, mais ce qui fait vivre l'homme, c'est la vision de Dieu» (III, 20, 7).
Texte souvent cité, beaucoup manipulé, qui n'a de sens que si l'homme, de par tout son être, dans le déploiement de toutes ses ressources, est un vivant hymne d'action de grâces, une confession sans équivoque de l'action omniprésente de Dieu.
Le signe donné à l'Église pour exprimer à la fois son action de grâces et son attente est celui du pain, du vin eucharisties. L'eucharistie, chez Irénée, est en quelque sorte le dernier volet de son histoire du salut. Il la situe au cœur de la vision du monde.
[PAGE 14] Que l'on se souvienne de l'admirable mosaïque de la cathédrale Sainte-Sophie, à Kiev, en Russie. Elle exprime l'aspect sacramentaire et eucharistique de l'Église. Le Christ, au milieu de l'abside, est représenté deux fois. Il donne à gauche le pain de la Parole aux apôtres, à droite, à Pierre et à Paul, la coupe eucharistique. Au-dessus, en grec, les paroles de l'institution: «Prenez et mangez, buvez-en tous.»
«L'Église fait l'eucharistie et l'eucharistie fait l'Église», a écrit Henri de Lubac. Voyez la cathédrale de Strasbourg : l'Église porte dans ses mains la coupe eucharistique. Art qui a bu la foi qu'il exprime.
Pourquoi Irénée donne-t-il cette place à l'eucharistie? Rappelons-nous les thèses gnostiques qu'il cherche à réfuter. La fausse gnose avait rejeté comme mauvaise la matière ni sauvable, ni sauvée. Irénée contre-attaque: et la matière du sacrifice eucharistique : le pain, le vin, corps du Christ non seulement sauvés mais sauveurs, porteurs de la grâce, porteurs de Dieu ?… L'eucharistie s'oppose de toute la force, de tout le dynamisme de son mystère aux thèses gnostiques. Ici la pensée d'Irénée est riche de tellement de consonnances qu'il est difficile de la résumer sans la trahir. L'évêque n'est pas un citadin coupé de la vie rurale. Il a vu le travail des champs, le grain jeté en terre, qui meurt pour lever en épi et devenir finalement le froment de Dieu. L'histoire du blé eucharistié est le symbole, mieux le sacrement de l'histoire du salut, des économies, comme dit Irénée. Le sacrifice de l'autel résume et accomplit la longue histoire de toutes les offrandes de la terre, des prémices du sol et des troupeaux, perpétuel effort de l'homme pour franchir l'Infranchissable et atteindre Dieu.
Histoire et effort qui aboutissent enfin, une fois, et une fois pour toute la durée du temps, dans le Christ. Il est l'unique offrande agréable à Dieu. Il est retour du don reçu, prémices de la terre nouvelle. L'eucharistie exprime désormais, et jusqu'à la fin du monde, sous le fragile signe du pain et du vin, l'universel retour du temps et de la création, de ses fleurs et de ses fruits, vers celui qui est «le Père de qui vient tout don». L'histoire du pain est l'histoire du monde. Dans l'eucharistie, les produits du sol, prémices de la terre nouvelle, des cieux nouveaux, nous rappellent sans cesse toute la caravane qui marche, qui progresse, à la suite de son chef, prémices vivantes, déjà parvenu en gloire. L'histoire du pain est l'histoire de chacun de nous, il célèbre notre action de grâces et notre attente, le déjà présent et le mûrissement des promesses. Déjà fleurit en nos cœurs la foi qui doit mûrir en charité vécue, fruits de la grâce et de l'Esprit qui travaille en nous, qui travaille, selon le mot d'Irénée, jusqu'à l'heure de l'engrangement. Inépuisable symbolique et mystère de l'eucharistie!
[PAGE 15] À sa manière «la messe sur le monde» affirme, face au dualisme gnostique, l'adorable unité de l'économie de Dieu, où tout se tient, tout se coordonne, tout s'accomplit, tout s'achève dans le mystère du Dieu unique, comme dit Teilhard de Chardin. L'eucharistie, suprême consécration de la matière, devenue le corps et le sang incorruptibles du Christ, loin d'exclure le corps, l'appelle, avec la création tout entière, à participer à la fête de Dieu.
Dernière pierre dans le système gnostique, l'apothéose eucharistique d'Irénée déculpabilise définitivement le corps et la matière et confesse l'intégration du corps au salut, la participation de la chair dans la restauration universelle. Le corps, privé de vie, lui aussi est comme le grain, semence en terre. Semé corps psychique, il ressuscite corps spirituel dans l'Esprit» (Contre les hérésies V, 7, 2). «Comment peut-on affirmer que notre chair, nourrie du corps et du sang du Christ, et qui est son membre, n'est pas susceptible de la grec, qui est vie éternelle?» (Contre les hérésies V, 2,2). Et Irénée a consacré tout un livre de son œuvre à affirmer fortement la résurrection de la chair, victoire sur la mort : l'homme tout entier, avec son corps transfiguré, est appelé à la vision et à la béatitude de Dieu.
Suggestions de lecture :
Irénée de Lyon, La prédication des apôtres et ses preuves, Les Pères dans la foi 3
Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Ed. du Cerf