lauréate du Prix Hamman 2014
Résumé de la thèse (version brève)
La thèse présente la première étude d’ensemble sur la figure de Pilate dans la littérature patristique et apocryphe. Dans la première partie sont rappelées les sources littéraires et archéologiques sur le préfet de Judée de 26 à 36 de notre ère ainsi que les premiers témoignages de sa présence dans les confessions de foi, chez les pères apostoliques, dans l’apologétique et dans la polémique. La deuxième partie s’ouvre sur un ensemble de monographies sur Pilate chez les auteurs patristiques de commentaires suivis des évangiles ; la figure est ensuite étudiée successivement chez les autres auteurs patristiques latins, puis grecs, et enfin dans les principaux apocryphes, réécritures de la Passion – à la troisième personne ou pseudépigraphes de Pilate – et continuations mettant en scène le destin de Pilate après la mort de Jésus. La troisième partie est consacrée à des études thématiques : l’attention se porte d’abord sur des épisodes non canoniques, les avatars littéraires des événements rapportés par Flavius Josèphe, notamment l’introduction d’enseignes dans Jérusalem, puis sur l’ensemble des allusions à des Pilatusschriften ainsi que leur mise en récit ; sont ensuite présentées l’exégèse et l’utilisation de quatre péricopes (Lc 13, 1 ; Mt 27, 19 ; Mt 27, 24 ; Jn 19, 19-22) ; on conclut en examinant la place de Pilate dans la liturgie, par sa présence dans le Symbole et par sa place dans les synaxaires orientaux. En annexe sont proposées la traduction de passages de Jean Chrysostome (parties exégétiques des homélies 86 sur Matthieu, 83 et 84 sur Jean) et de Cyrille d’Alexandrie (commentaire sur Jn 18, 28-19, 22).
Résumé de la thèse (version développée)
Ma thèse de doctorat en Sciences de l’Antiquité (histoire, archéologie, langues et littérature) a pour objet l’étude de la figure de Pilate dans la littérature chrétienne du premier millénaire. Ponce Pilate fut préfet romain de Judée sous Tibère, vraisemblablement de 26 à 36 de notre ère, et, hormis quelques faits survenus pendant ces années, nous ignorons tout de lui, jusqu’à son praenomen ; et rien de ce qui l’a amené à prendre son poste à Césarée Maritime, rien de ce qui est advenu de lui après son départ pour Rome ne nous est connu. Les témoignages contemporains à son sujet relèvent parfois de l’autoreprésentation – des monnaies et surtout l’inscription découverte en 1961 à Césarée Maritime, qui confirme son titre de « préfet de Judée » – mais principalement du portrait, pour les sources littéraires : Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe, et surtout les évangiles canoniques et l’apocryphe intitulé Évangile de Pierre. C’est en effet son lien avec le procès de Jésus qui a valu à Pilate sa place dans la mémoire collective.
Le rôle de Pilate dans les récits des évangiles fait de lui un acteur de l’histoire chrétienne. C’est cette tautologie qui est à la source de l’intérêt des auteurs pour Pilate. L’évidence s’accompagne cependant d’un double paradoxe : Pilate affirme l’innocence de Jésus mais le condamne, et, autorisant la crucifixion et la mort, permet aussi la résurrection et la Rédemption. Comment est-il alors considéré par les chrétiens des premiers siècles ? Pilate est-il mauvais ? Quelle est sa responsabilité dans la condamnation à mort de Jésus ? La lecture et l’analyse des textes antiques permet d’apporter des éléments de réponse à ces questions par la mise en lumière des aspects du personnage retenus par les auteurs pour construire leur figure de Pilate.
La délimitation du corpus reflète le souci de mener de front les analyses synchroniques et diachroniques. La distinction générique n’est pas utilisée comme critère d’exclusion a priori ; les textes étudiés sont donc exégétiques, poétiques, liturgiques, homilétiques, épistolaires, dogmatiques, polémiques, hagiographiques, narratifs, plus rarement dramatiques. Par cet éclectisme, c’est principalement la frontière entre les textes patristiques et les apocryphes qui doit être abolie : les uns comme les autres appartiennent à la littérature antique chrétienne et sont le reflet des communautés qui les ont composés, utilisés ou diffusés. Les seconds sont des productions narratives à partir de textes narratifs, c’est-à-dire des récits secondaires greffés sur un récit initial, dont ils reprennent des thèmes, des événements et des personnages ; les premiers maintiennent le texte fondateur dans une position de centralité et, par l’argumentation, cherchent à en élucider les sens. D’emblée, on constate que les œuvres poétiques et liturgiques tiennent des deux interprétations.
Le corpus comprend l’ensemble des textes patristiques mentionnant Pilate (IIe – VIIe siècles), ainsi que, ponctuellement, des auteurs du Haut Moyen Âge, et les textes apocryphes chrétiens qui le mettent en scène – réécritures de la Passion ou continuations prétendant relater les événements survenus après la mort et la résurrection de Jésus, auxquelles s’ajoute le genre intermédiaire de la lettre, consacrée à un événement rapporté dans le Nouveau Testament mais ancrée dans un temps postérieur. Au corpus apocryphe il est difficile de fixer une limite tant chronologique que linguistique, car les textes les plus tardifs mentionnés dans la thèse ont pu être composés ou acquérir leur forme actuelle au XVe siècle ; cependant, la plupart des analyses de détail portent sur les œuvres du premier millénaire, à l’exception notable de la Légende dorée, pour son caractère encyclopédique et la popularité. Les langues du corpus sont à la fois les langues de rédaction et de transmission, principalement le grec et le latin, mais aussi le syriaque, le copte, le guèze, l’arabe, le carchouni, l’arménien, le géorgien et le slavon.
La première partie de l’étude est chronologique. Elle s’ouvre sur une présentation des sources qui permet de confronter d’emblée le témoignage des écrivains juifs portant sur différents faits et gestes de Pilate pendant son gouvernement de la Judée aux récits néotestamentaires et au plus ancien des apocryphes de la Passion, l’Évangile de Pierre. Dès la deuxième moitié du Ier siècle, Pilate entre dans la tradition : les passages citant le nom de Pilate dans les Actes des Apôtres sont déjà une relecture du procès de Jésus ; ils sont étudiés en ouverture du chapitre consacré aux mentions de Pilate dans la littérature patristique – apostolique, apologétique, antihérétique – du IIe siècle.
La deuxième partie est consacrée à l’élaboration de la figure de Pilate. L’articulation entre diachronie et synchronie est permise par une composition en trois sections. Neuf monographies portent sur chacun des auteurs de la période patristique ayant commenté de manière suivie un des évangiles, que ce soit sous la forme unifiée d’un commentaire continu ou par un ensemble d’homélies – Origène, Éphrem de Nisibe, Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Jérôme de Stridon, Augustin d’Hippone, Jean Chrysostome, Théodore de Mopsueste et Cyrille d’Alexandrie. Ensuite sont abordés les autres auteurs patristiques latins et grecs, retenus en fonction de leur importance et de leur intérêt, au risque de délaisser l’abondante littérature homilétique pseudépigraphique. La troisième section rassemble les avatars apocryphes de Pilate. L’apocryphe de la Passion qui confie au personnage le plus grand rôle et présente un intérêt majeur pour l’élaboration de la figure est les Actes de Pilate, dont sont aussi étudiées des reprises dans la littérature homilétique copte. Il est possible que les Actes de Pilate soient l’hypotexte des ensembles constitués du Rapport de Pilate à Tibère et de ses deux suites connues à ce jour, la Comparution de Pilate et la Réponse de Tibère ; ces textes rapportent à la fois le procès de Jésus et ses conséquences, jusqu’à la mort de Pilate. Enfin, dans deux cycles littéraires plus tardifs – le terme de cycle doit être compris dans l’acception des médiévistes, comme un essaim de textes tourbillonnant autour d’une même matière –, Pilate intervient dans des événements postérieurs et consécutifs à la Passion : les textes du cycle latin mettent l’accent sur l’empereur de Rome, que la quête d’un médecin thaumaturge conduit à envoyer un émissaire en Judée, alors que les textes du cycle conservé notamment en éthiopien situent le point de départ de l’action à Jérusalem ; s’ajoute à ces ensembles une Passion géorgienne de saint Étienne.
La troisième partie rassemble des études thématiques sur les lieux de présence de la figure de Pilate dans la littérature du premier millénaire, et d’abord les caractéristiques de Pilate qui contribuent à présenter la figure dans son autonomie par rapport à l’événement par excellence qu’est le procès de Jésus. Est abordée en premier lieu la postérité littéraire des événements pilatiens rapportés uniquement par les auteurs juifs, au premier rang desquels se trouve sans conteste la mention de l’introduction par Pilate dans Jérusalem d’objets dont la nature est étudiée. Le second thème relatif à Pilate est celui des Pilatusschriften, terme qui désigne à la fois les écrits apocryphes attribués à Pilate, adressés à l’empereur ou à d’autres personnages, et les mentions de tels écrits dans la littérature patristique. Ensuite, quatre études spécifiques portent sur les principaux versets mettant en scène Pilate dans les évangiles ; les exégèses patristiques sont confrontées aux développements narratifs des apocryphes. Dans ces chapitres apparaissent des auteurs qui n’ont pas été traités dans la deuxième partie à cause de la rareté de leurs mentions de Pilate, souvent limitées à l’un de ces versets. Il s’agit de Lc 13, 1, la mention d’un massacre de Galiléens par Pilate ; Mt 27, 19, l’épisode sur la femme de Pilate et son songe ; Mt 27, 24, second verset proprement matthéen, le lavement des mains, par excellence le geste associé à Pilate, tant dans l’iconographie, où il est le premier élément permettant d’identifier Pilate, que dans les textes apocryphes, où il est systématiquement repris dans les réécritures de la Passion ; enfin Jn 19, 19-22, seul verset à donner Pilate pour l’auteur de l’inscription (titulus), dans trois langues, alors que tous les évangiles canoniques font mention du chef d’accusation apposé sur la croix, désignant Jésus comme « Roi des Juifs ». La figure de Pilate comme confesseur de la foi qui se dégage de ces dernières analyses sur Jn 19, 19-22 ouvre sur la troisième section, qui est aussi le dernier chapitre analytique de la thèse : elle est consacrée à la place de Pilate dans la liturgie et s’articule autour de deux éléments principaux, la présence de la formule sub Pontio Pilato dans les confessions de foi et les témoignages d’une dévotion envers Pilate dans les Églises copte et éthiopienne.
Ainsi apparaît-ils que les éléments qui constiturent la figure de Pilate sont repris à une harmonie – mentale – des quatre évangiles et non exclusivement à l’un ou à l’autre ; la figure trine de Pilate qui est élaborée évolue au cours des siècles. Pour reprendre la terminologie d’Erich Auerbach dans Figura, aux Ier et IIe siècles prime le skhêma de gouverneur ; le premier écart par rapport à celui-ci est la mise en évidence de sa fonction de juge, figura qui est l’objet d’incessants renversements ; et la troisième qualité de Pilate que l’on peut retenir est son origine ethnique, donnée implicite du texte néotestamentaire, utilisée comme typos par les auteurs chrétiens. Outre la variété du corpus à travers lequel Pilate a servi de guide, il convient enfin de souligner la valeur heuristique qu’acquiert la figure dans la mise en évidence de ses liens avec différents groupes : gouverneur, Pilate est l’intermédiaire entre l’empereur et les Juifs, voire entre César et Jésus ; juge, il est confronté au Juge ; issu des Nations, il incarne leur présence au pied de la croix et en préfigure la conversion. La figure de Pilate construite par les textes littéraires témoigne ainsi de certains aspects de l’identité chrétienne antique. Étudiée de manière diachronique, la figure de Pilate fait apparaître des moments de rupture. Dans la deuxième moitié du IVe siècle, les premières critiques sur l’attitude de Pilate comme juge et la mise en évidence de sa responsabilité dans la mort de Jésus coïncident avec la christianisation du pouvoir impérial. À la fin du Ve siècle, l’importance accordée au rôle du diable dans la condamnation de Jésus croît dans le monde grec comme dans le monde latin. Pilate est considéré comme l’instrument du prince de ce monde ; c’est probablement ce qui ouvre la voie à la condamnation puis à la damnation de Pilate dans le Moyen Âge occidental. En revanche, l’Orient égyptien et éthiopien reflète peut-être, dans ses traditions sur la sainteté de Pilate, un état plus ancien de la figure.
En annexe de la thèse sont proposées la traduction de passages de Jean Chrysostome (parties exégétiques des homélies 86 sur Matthieu, 83 et 84 sur Jean) et de Cyrille d’Alexandrie (commentaire sur Jn 18, 28-19, 22). La bibliographie distingue les sources (Écritures canoniques, écrits apocryphes, hagiographies, synaxaires et liturgies, œuvres et auteurs patristiques et médiévaux) et les études et instruments de travail (sur le texte biblique, sur la littérature antique juive et chrétienne, sur l’histoire, sur les personnages du Nouveau Testament, sur la littérature et l’iconographie).
La thèse a été préparée sous la direction de Mme Marie-Odile Boulnois, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Ve section (section des sciences religieuses), dans le cadre de l’école doctorale 472 (Religions et systèmes de pensée). Elle a été présentée et soutenue publiquement le 16 juin 2012 devant un jury composé de Mme Marie-Odile Boulnois et de MM. Frédéric Chapot, Professeur à l’Université de Strasbourg, faculté des lettres, Jean-Daniel Dubois, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Ve section, Olivier Munnich, Professeur à l’Université Paris Sorbonne, faculté des lettres, et Paul-Hubert Poirier, Professeur à l’Université Laval, faculté de théologie et sciences religieuses et a obtenu la mention très bien et les félicitations du jury. .
Résumé de la thèse (en anglais):
Pontius Pilate: Construction of a Figure in Patristic and Apocryphal Literature