Introduction de Maurice Jourjon,
Traduction par Patrice Soler, agrégé des Lettres,
Appendices, index par P. Soler
Notes de M. Jourjon et de P. Soler
Version revue pour migne.fr par G. Bady
[Note de G. Bady: Le lecteur pourra aussi consulter avec profit l'édition d'A. Piédagnel, parue dans la collection « Sources Chrétiennes » 300, Paris, 1982.
La présente version du volume 16 des « Pères dans la foi » a été revue et corrigée en ce qui concerne les coquilles et certaines erreurs matérielles, 2°) la lisibilité.]
[PAGE 4]
Vous trouverez dans ce livre:
• [Une présentation de Jean Chrysostome]
• [Une introduction, par Maurice Jourjon]
• La série des sept Sermons sur saint Paul, traduite pour la première fois, dans une monographie, hors des Œuvres complètes.
• À la suite de ce texte, nous proposons, selon la méthode de la collection, des instruments de travail pour une étude approfondie :
1. Des appendices de P. Soler sur la rhétorique dans ces discours, des extraits de Grégoire de Nazianze et du Panégyrique de saint Paul de Bossuet.
2. Les idées-forces qui se dégagent du texte..
3. Une table des citations bibliques, des personnages, des thèmes.
4. La table des personnages et des thèmes.
5. Un guide bibliographique pour mieux connaître l'auteur et son œuvre.
[PAGE 7] SOMMAIRE [du texte des Sermons sur saint Paul]:
Première homélie: Éloge de saint Paul
Un éloge de Paul n'est-il pas insensé ?
Abel comparé à Paul
Noé, Abraham, Isaac, Joseph, Job, Moïse
Qui pourrait se mesurer à lui ? David ?
Après Paul, rien n'est impossible
Deuxième homélie: La vocation de l'Apôtre
n élan infatigable, une joie inébranlable
Comportement à contre-courant
Amour violent pour le Christ
Tourments et larmes
Trempe extraordinaire
Admiration pour lui, admiration avec lui
Troisième homélie: Tourmenté par le salut de tous
Comment imiter Dieu ?
Paul déconcerte ses ennemis
Tourmenté par le salut des Juifs
Tourmenté par le salut de tous
Paul et les détresses matérielles
Tout entier amour ardent
Quatrième homélie: Sur le chemin de Damas
Paul aveugle
L'heure de la conversion
Signes de Dieu et impiété du prince
La croix du Christ prodige entre les prodiges
Faiblesse des auditeurs
... qui fait éclater la puissance du crucifié
Le monde antique dressé contre le Christ
[PAGE 8]
L’action gigantesque de Paul
Cinquième homélie: Un exemple pour tous
Homme comme les autres
L’énergie de Paul, son atout
Contradictions de Paul?
Souplesse de Paul, médecin des âmes
Humilité et fierté
Merveilleux discernement
Un exemple pour tous
Sixième homélie: Ma grâce te suffit
Des faiblesses, chez Paul?
Finitude et volonté humaine
La peur de la mort
Puissance de la volonté
Le sens de l’équilibre. Paul violent?
Responsabilité et fermeté
Septième homélie: J'ai mené le bon combat
Paul, porte-étendard du Christ
Son exemple dépasse-t-il nos forces?
Les deux ambitions
Un homme soumis, un homme craintif?
Fécondité des persecutions
[PAGE 9]
<-JEAN CHRYSOSTOME (MORT EN 407)
Le plus grand et le plus célèbre prédicateur de l'Église d'Orient. Son art oratoire lui a valu le surnom Chrysostome, c'est-à-dire Bouche d'Or.
Né à Antioche de Syrie, d'une famille aisée et cultivée, il fut élevé à la mort prématurée de son père, par une mère admirable, formé par le célèbre rhéteur Libanios. Baptisé en 372 par l'évêque Mélèce, il se consacra à l'étude de la Bible à l'école de Diodore de Tarse, avec Théodore, le futur évêque de Mopsueste (nord d'Antioche). Ordonné lecteur, il mena la vie érémitique d'abord aux portes de la ville, puis dans les montagnes voisines.
Affaibli par ses austérités, il revint en ville, où il fut ordonné diacre puis prêtre. Pendant douze ans, il fut le grand prédicateur de l'Église d'Antioche. Ce qui le rendit célèbre dans tout l'Orient.
A la mort du patriarche de Constantinople, Jean fut subrepticement ordonné évêque par le patriarche d'Alexandrie, qui devint son ennemi mortel. Réformateur intempestif, son intransigeance s'aliéna les intrigants, la cour et une partie du clergé. Mais il sut conquérir l'affection du peuple et surtout des pauvres.
Ses différends avec l'impératrice Eudoxie lui valurent d'être illégalement déposé par le synode du Chêne, en 403. Rappelé une première fois, il fut banni définitivement, l'année suivante, d'abord à Cucuse, puis à Pityonte, sur la Mer Noire. Il mourut en chemin, épuisé, le 14 septembre 407.
Il laisse une œuvre considérable, faite surtout de prédication biblique, d'écrits spirituels comme son Traité sur le sacerdoce, de Lettres, parmi lesquelles celles à Olympias sont les plus célèbres.
[PAGE 11]
<-INTRODUCTION
Comment le chrétien d'aujourd'hui doit-il lire l'éloge de saint Paul par Chrysostome? Nous dirions volontiers qu'il doit d'abord le lire naïvement: se laisser porter, et presque bercer, par ce texte sans lui poser de questions. Cela sans doute est à la fois difficile et aisé. Difficile, parce qu'il n'est guère dans nos mœurs de ne pas poser de questions au texte que nous lisons, et parfois même nous l'interrogeons comme un accusé ou, tout au moins, un suspect. Aisé, en raison de ce qu'il faut bien appeler le charme de Jean Chrysostome. Cette impression qu'il nous donne d'être en promenade paisible, sinueuse certes, mais sans fatigue, sans but trop apparent; toutefois l'auteur sait très bien où il nous mène. N'est-ce pas ainsi que Newman a lu Jean Chrysostome: «Ce n'est ni de la puissance des mots, ni de la force des arguments, ni de l'harmonie de la composition, ni de la profondeur ou la richesse de la pensée que résulte son prestige… Le charme de Chrysostome réside dans sa sympathie et sa compassion profondes pour le monde entire… Tête et cœur étaient chez lui pleins à déborder comme en un flot, fait d'un mélange de vin et de lait, de riche et rigoureuse pensée et de tendresse affectueuse...» (Esquisses patristiques, coll. Textes newmaniens, [Paris, 1962,] p. 384-388)? De cette première lecture jaillira donc en notre esprit comme un portrait de Chrysostome et un désir d'en savoir sur lui davantage. Un portrait, car l'orateur, en me parlant de son héros, se dévoile lui-même. Il y a d'abord quelque chose de touchant, voire d'inattendu dans cette amitié admirative d'un homme pour un autre homme, mort plus de trois siècles auparavant et qui n'a laissé que quelques lettres. Le culte liturgique des martyrs ne suppose pas obligatoirement cette ferveur pour Paul. Chrysostome semble penser qu'il ne fait ainsi que rejoindre ceux qui ont eu le bonheur de voir Paul de leurs yeux. Nous pensons plutôt que peu de [PAGE 12] compagnons de Paul ont dû l'apprécier avec autant d'intensité, sans réserve aucune, sans bassesse non plus, ni flagornerie.
Or, si on se demande ce qui a pu chez Paul attirer Jean Chrysostome, on trouve la réponse à chaque ligne du texte: c'est son amour pour le Christ. Encore faut-il apporter tout de suite une précision importante. Ni Pierre, ni Jean l'Évangéliste, par exemple, n'ont manqué d'amour pour le Christ. Chrysostome ne l'ignore pas et il les vénère. Mais si Paul l'emporte dans son admiration, c'est en raison de son zèle missionnaire à prêcher Jésus-Christ. Le Paul de Chrysostome c'est celui qui étonne, à juste titre, tant d'exégètes actuels: ce passionné qui veut répandre à toute allure la foi en Christ, comme si quelque chose le pressait, comme si un délai lui était donné et qu'il n'ait que peu de temps pour brûler le monde du feu de l'Évangile.
Bien sûr, Chrysostome ne cherchera pas les raisons théologiques ou psychologiques de cette impatience missionnaire. Il la constate et il pense, avec Paul, que sa raison ultime est la charité du Christ. Et cela lui permet, par exemple, dès la première homélie, de dire qui est l'apôtre pour lui – et c'est exactement ce qu'il est pour nous, et ce qu'il est pour les plus savants que nous:
À la consécration parfaite de lui-même, il ajouta l'offrande de la terre entière, offrande des continents et offrande des mers, offrande de la Grèce comme des pays barbares, et il se porta dans toutes les contrées, sans exception, qui sont sous le soleil; vers toutes, comme s'il s'était donné des ailes. Et rien en lui du simple coureur de routes, non: au passage, il arrachait les ronces que sont les péchés pour semer profondément la parole d'où germe l'adoration de Dieu. Il dissipait l'erreur, suscitait la vérité, faisait des hommes des anges, que dis-je? des démons, il faisait des anges, et c'étaient des hommes.
Paul, missionnaire de l'Évangile; Paul, prédicateur de la foi; Paul, semeur de Christ dans le monde, tel est le Paul de [PAGE 13] Chrysostome. D'autres insisteront sur le théologien de la grâce, découvriront dans ses lettres comme une théorie du salut par la foi, feront de l'épître aux Romains la pièce maîtresse du christianisme; Jean Chrysostome, à travers le témoignage des Actes et des Lettres découvre un homme qui aime tellement le Christ qu'il voudrait le donner à tous les hommes, quitte à le perdre pour lui. C'est simple. Simple comme l'Évangile.
Jean Chrysostome rend ainsi un grand service à l'Église et à chaque chrétien. À le lire, Paul existe: il n'est pas un ensemble de lettres, il est. Une limite ainsi est mise à la nécessité pour l'Église non seulement de nous donner à lire et relire les pages de l'Apôtre, mais d'accepter que ces pages soient analysées, disséquées, les unes souvent citées, d'autres un peu oubliées. Limite est mise parce que Chrysostome nous rappelle que Paul n'est pas seulement l'auteur de l'Épître aux Romains, il est l'incomparable ambassadeur du Christ. Et le signe qu'il a parfaitement compris Jésus et qu'il me rend compte de lui, ce sont moins ses écrits que ses courses missionnaires. Le grand théologien des origines prend sens dans le prédicateur de la foi.
Leçon pour l'Église et encouragement au chrétien. Car Chrysostome, s'il n'ignore pas que Paul est apôtre, qu'il a vu Jésus ressuscité et reçu de lui mission, n'en conclut pas que ce privilège apostolique ôterait au simple chrétien toute responsabilité évangélique pour la réserver aux apôtres et à leurs successeurs. Au contraire, il tient à nous présenter Paul, cet étonnant prophète, supérieur aux hommes de Dieu de l'ancienne alliance et aux anges eux-mêmes, ce modèle de charité, cet apôtre par vocation, comme un chrétien qui répond à l'appel de Dieu. Vocation, nous l'avons, nous aussi, nous pouvons et devons humblement imiter Paul. La si nécessaire sainteté de la vie privée ne peut pas m'empêcher d'entendre Paul me dire: «Malheur à moi, si je ne prêchais pas l'Evangile» (1 Co 9, 16).
Nous voilà désireux, à travers ce dévoilement de lui-même, de connaître davantage Chrysostome. Pas d'une connaissance scolaire, indispensable mais insuffisante. Lorsque le Guide pratique des Pères de l'Église, par exemple, m'aura [PAGE 14] appris les dates de sa vie, son rôle de diacre (381-386), puis de prêtre à Antioche (386-398), où il prêche ces homélies, son épiscopat mêlé d'exils, à Constantinople (398-404), et sa mort qui fut presque celle d'un martyr, en tout cas celle d'un déporté, en tout point celle d'un chrétien (407), j'aurais encore envie de savoir.
Et d'abord de pouvoir dire en toute certitude que, s'il a tant aimé Paul prêchant partout la foi au Christ, c'est qu'il était lui-même un passionné d'évangélisation. Oui, ce Jean, modèle des pasteurs au passé monastique, est bien tel qu'il voit Paul: «Le monde visible que nous connaissons et le monde spirituel lui semblent loin d'être satisfaisants pour lui permettre de montrer la charité et l'ardeur dont il brûle. Il en cherchait un autre, et il n'existait pas.» Chrysostome créerait volontiers un monde pour avoir la joie d'y souffrir pour faire connaître le Christ. Antioche, Constantinople, les territoires des Goths, la Phénicie, voici pour lui, moins, les premières, de vieilles terres chrétiennes et les autres des terres dites païennes, que les unes et les autres des terres à semer l'Évangile, des mondes à faire exister en y semant l'évangile de Dieu. En le qualifiant de bouche d'or, on ne rend pas seulement hommage au charme oratoire d'un moraliste austère, quelque peu sermonneur et pourtant séduisant, ni même à la sincérité d'une éloquence qui vient d'un noble cœur, mais à la présence, au- dedans du discours, de cette Parole qui retentit jusqu'aux extrémités de la terre lorsqu'un Chrysostome accepte d'en être, non pas le colporteur, mais le témoin.
Une première et naïve lecture doit nous conduire jusque- là: accepter de rencontrer saint Paul et non l'auteur des épîtres fameuses, et du coup sympathiser avec Chrysostome qui voit dans Paul un donneur d'Évangile; dans le christianisme un témoignage de foi; dans l'Église une provocation au salut. C'est dire que déjà nous sommes allés assez loin dans la compréhension et qu'en tout cas nous sommes désormais mieux placés pour écouter les questions que ce vieux texte pose à l'homme d'aujourd'hui.
Ces questions d'ailleurs sont-elles si nombreuses et si graves? Trouvera-t-on d'abord qu'il y a exagération dans l'éloge et que tout tourne à la louange de Paul, même ses [PAGE 15] défauts? C'est assez vrai. Si Chrysostome aime à rappeler que Paul n'est qu'un homme, c'est beaucoup plus pour que nous puissions sans hésiter l'imiter dans sa sainteté que pour reconnaître en lui faiblesse ou erreur. Mais il ne faut pas oublier que l'orateur nous trace le portrait d'un apôtre, d'un prophète, d'un homme de Dieu, d'un inspiré. Il en est d'un homme saint comme de l'Écriture sainte: toujours il nous enseigne positivement, même à travers les hésitations d'une vie qui sont comme les incertitudes d'un texte et n'empêchent nullement un sens de nous être indiqué, une leçon de nous être donnée. D'ailleurs le Paul que nous dépeint Chrysostome est bien celui dont témoignent les Actes des apôtres et les Épîtres. Ce n'est pas un Paul enflé par la légende, défiguré par une littérature apocryphe. A peine çà et là peut-on signaler quelque trait, sans grande importance d'ailleurs, qui n'a pas de référence scripturaire. Le plus souvent, l'appui sur le témoignage du Nouveau Testament est tel que l'on pourrait certainement trouver que la présente édition a commis à ce sujet quelque oubli!
Un lecteur plus théologien fera peut-être à Jean Chrysostome un autre reproche. C'est entendu, dira-t-il, un fervent de Paul comprend Paul comme Chrysostome, c'est-à-dire – et c'est bien l'essentiel – qu'il le comprend et l'explique par sa passion du Christ (au lieu comme trop d'autres d'expliquer le Christ par Paul!). Toutefois il faut reconnaître que le texte de Chrysostome est un peu indigne d'un docteur de l'Église. Éloge fervent et exact, oui, mais à quel prix? Le Paul de Chrysostome n'est pas une victoire de la grâce du Christ, c'est le triomphe du grand saint que nous pourrions être nous aussi, si nous voulions. Avouons-le: le Paul de Chrysostome est plus celui d'un Pélage que d'un Augustin.
Ainsi formulée l'accusation est grave, puisqu'elle décèle chez Chrysostome la présence de ce qui sera l'hérésie des œuvres, l'hérésie du salut possible à la volonté de l'homme, sans autre intervention à son égard que celle du Dieu créateur et de l'exemple de Jésus-Christ Sauveur. Mais est-elle exacte cette accusation? Nous la dirions volontiers: tentante mais inexacte.
Tentante, parce que le langage d'un prédicateur est spon[PAGE 16]tanément langage d'encouragement à agir. Il convient qu'il affirme possible d'atteindre le but proposé. Chrysostome dira donc: regardez Paul; ce qu'il fait est extraordinaire. Or ce n'est ni un ange, ni quelque surhomme, c'est un homme comme vous. Donc vous pouvez aimer le Christ et témoigner de lui.
Sans doute ce langage n'est pas celui que parlera Augustin, enclin à dire: Vous ne pouvez pas, car c'est impossible à l'homme, mais priez, et la grâce de Dieu vous le rendra non seulement possible mais facile. Et c'est vrai que le langage d'Augustin est doctrinalement plus exact que celui de Jean Chrysostome. Mais ce dernier est porteur d'un autre aspect de la vérité catholique. Parce que la grâce ne détruit pas la nature mais la révèle à elle-même, il est parfaitement légitime de découvrir et de prêcher la présence et l'action positive d'une humanité qui reste elle-même (et n'est-ce pas la grâce des grâces?) à la lumière, sous la mouvance de Dieu.
Il faut donc aborder cet éloge de Paul sans crainte, ni tremblement, et avec la sympathie de l'orateur pour son modèle. On y trouvera l'apôtre du Christ. On y goûtera l'orateur chrétien. Et si l'un ou l'autre lecteur n'est pas persuadé que Paul soit cet homme et qu'il faille le lire avec les yeux de Chrysostome, qu'il sache du moins qu'au cours des siècles chrétiens dans le cœur de beaucoup de femmes et d'hommes (faut-il citer les Jocistes de Cardjin?) une flamme s'est allumée pour le Christ semblable à celle qui brûlait le cœur de Jean d'Antioche lorsqu'il parlait de Paul de Tarse.
Maurice JOURJON
[PAGE 17]
<-Le texte des Homélies sur saint Paul de Jean Chrysostome
[PAGE 19]
<-PREMIÈRE HOMÉLIE: ÉLOGE DE SAINT PAUL [1]
1. On ne se tromperait guère en comparant la personnalité de Paul à une prairie où croissent les vertus, en la comparant encore au jardin de l'Esprit saint: tant il est vrai que la grâce fleurissait en lui, et abondamment, mais qu'il mettait dans ses actes, aussi bien, une sagesse [2] digne de la grâce reçue.
Vase d'élection, parfaitement purifié en ses profondeurs, c'est à profusion qu'il vit se déverser sur lui le don de l'Esprit saint. Ainsi, fut-il pour nous la source de fleuves merveilleux, non pas quatre fleuves seulement, comme il en jaillirait au paradis (Gn 2, 10-14), mais un bien plus grand nombre, qui, jour aprèsjour, ne cessent de couler, et qui, au lieu d'arroser la terre, réveillent nos âmes pour les rendre fécondes, et leur fruit, c'est la perfection.
Un éloge de Paul n'est-il pas insensé?
2. Quelles paroles pourraient être à la hauteur de ses mérites? Quel langage pourrait se hisser au niveau des vertus qui provoquent son éloge? Quand on trouverait réuni, en effet, en une seule personne tout ce qu'il y a de noble chez les hommes, et tout cela porté à son plus haut degré, et pas seulement chez les hommes, mais jusque chez les anges, comment venir à bout des louanges à célébrer, quand elles doivent avoir cette ampleur?
[PAGE 20] Eh bien, voilà, à coup sûr, une raison, oh! non pas de nous taire, mais, bien plutôt, justement, de parler, et une excellente raison même [3] . Car tel est bien le genre d'hommage qui est le plus considérable: c'est d'avouer que l'ampleur des mérites dépasse, et de très loin, l'abondance oratoire, et cette défaite-là a plus d'éclat, à nos yeux, que tous les triomphes possibles de la parole.
Comment donc aborder de la manière la plus adéquate son éloge? Comment, sinon en montrant ce que justement j'ai affirmé tout à l'heure, qu'il réunit les vertus que l'on voit dans les hommes pris dans toute leur diversité. Prophètes, patriarches, et tous les justes, apôtres et martyrs ont-ils montré quelque grandeur, voilà que Paul rassemble, en lui tout seul, ce qu'il y a de beau en chacun, et il le porte à un degré de perfection que nul, là même où il excellait, n'avait atteint. Regardez bien.
Abel comparé à Paul [4]
3. Abel présenta un sacrifice (Gn 4, 4), et c'est ce qui vaut à son nom d'être encore aujourd'hui cité solennellement. [PAGE 21] Cependant que l'on fasse paraître devant tous Paul, qui, lui aussi, offrit un sacrifice, et sa supériorité éclatera, aussi vrai que le ciel domine la terre [5] … Mais quel est donc le sacrifice, dont vous voulez que je vous parle? Car il ne s'agit pas du tout ici d'un et un seul sacrifice! Chaque jour, en effet, c'est lui-même qu'il offrait, et double même était son offrande: chaque jour il mourait (1 Co 15, 31), et partout il portait en son corps les souffrances de mort (2 Co 4, 10). Sans cesse, il était à son poste pour affronter les périls, sans cesse il s'immolait, volontairement, et il mortifia les instincts de la chair au point de n'avoir rien à envier aux victimes que l'on égorgeait, et de faire de lui une victime à plus juste titre. Car loin d'immoler bœufs et brebis, c'est lui-même qu'il sacrifiait, quotidiennement et doublement. Aussi pouvait-il aller jusqu'à dire hardiment: «Voici que moi déjà, je suis répandu en libation» (2 Tm 4, 6).
Néanmoins, il ne se contenta pas de ces sacrifices: à la consécration parfaite de lui-même, il ajouta l'offrande de la terre entière, offrande des continents et offrande des mers, offrande de la Grèce comme des pays barbares, et il se transporta dans toutes les contrées, sans exception, qui sont sous le soleil, dans toutes, comme s'il s'était donné des ailes; et rien en lui du simple coureur de routes, non; au passage, il arrachait les ronces que sont les péchés pour semer profondément la parole d'où germe l'adoration de Dieu, il dissipait l'erreur, suscitait la vérité, faisait des hommes des anges, que dis-je, des démons il faisait des anges, et c'étaient les [PAGE 22] hommes. Aussi, songeant au jour oit il quitterait ce monde, après avoir versé tant de sueur et accumulé tant de trophées, il exhortait ses disciples en ces termes: «Si mon sang même doit se répandre en libation sur le sacrifice et l'oblation de votre foi, j'en suis heureux et m'en réjouis avec vous tous; soyez heureux, à votre tour, et réjouissez-vous en avec moi» (Ph 2, 17-18).
Quel sacrifice, alors, pourrait égaler le sien, quand la lame qu'il tenait c'était le glaive de l'Esprit saint (Ep 6, 17), quand l'autel où il le présentait est au plus haut des cieux!
Mais, direz-vous, Abel périt (Gn 4, 8), frappé par une ruse meurtrière de Caïn, et cela n'a fait qu'ajouter à sa gloire. Sans doute, mais j'ai compté, moi, je vous le dis, un nombre infini de morts, autant de morts de Paul que de jours passés par notre bienheureux à proclamer le Christ. Et si vous voulez considérer son sacrifice, quand il en vint, cette fois, à faire l'expérience même de la mort, vous verrez qu'Abel est tombé sous les couns d'un frère qu'il n'avait pas plus lésé que comblé de bienfaits, tandis que Paul fut la victime de ceux- là mêmes qu'il s'efforçait d'arracher à des maux sans nombre, de ceux-là mêmes pour qui il avait enduré toutes ses épreuves.
Noé comparé à Paul
4. Noé, direz-vous, fut un juste, un homme parfait au milieu des hommes de sa génération, sans égal parmi eux tous (Gn 6, 9). Et Paul, lui, vous répondrai-je, n'était-il pas sans égal parmi tous? Noé se sauva seul, avec ses enfants, mais Paul, voyant un cataclysme beaucoup plus redoutable s'emparer du monde, n'assembla pas des planches pour en faire une arche; au lieu de planches, il agença ses lettres, et pour sauver, non pas deux, trois, ou cinq de ses proches, mais pour arracher la terre entière, sur le point de sombrer, du milieu de la tourmente. Car cette arche, au lieu d'être réduite à n'évoluer qu'en un seul endroit, comme l'autre, atteignait les extrémités de la terre, et, depuis lors, Paul ne cesse de faire entrer tous les hommes dans cette nacelle.
C'est qu'il l'a bâtie à la mesure de la foule des hommes à sauver, y recevant, de plus, des êtres plus insensés que les [PAGE 23] animaux pour en faire les émules des anges, et assurant par là la supériorité de cette arche sur l'autre. Car celle-ci avait accueilli un corbeau (Gn 8, 7) et laissa partir un corbeau, elle avait abrité un loup et on n'en changea pas la sauvagerie, mais, Paul, au contraire, accueillant des loups, en fit des agneaux, accueillant des vautours et des choucas les transforma en colombes, et dépouillant la nature humaine de tout ce qui était déraison et sauvagerie y introduisit la douceur de l'Esprit saint; et voilà que cette arche continue de naviguer sans se disloquer. Loin que les tempêtes déchaînées par le mal arrivent à dissocier ses planches, c'est plutôt elle qui surmonte les flots et brise la tourmente. Et quoi de plus normal? De quoi ses planches sont-elles enduites? De goudron? De poix? Non pas; c'est l'Esprit saint qui a procédé à l'onction.
Abraham comparé à Paul
5. Abraham, direz-vous, suscite une admiration unanime. Il entendit, en effet, cette parole: «Quitte ton pays et ta parenté» (Gn 12, 1) et abandonna patrie, maison, amis, famille; l'ordre de Dieu lui tenait lieu de tout. Oui, sans aucun doute, nous l'admirons, nous aussi. Mais qui mettre sur le même plan que Paul? Car il n'abandonna pas seulement patrie, maison, famille, mais c'est le monde lui-même qu'il abandonna à cause de Jésus. Allons plus loin: il dédaigna le ciel et le ciel du ciel même [6] , pour la quête exclusive de l'amour de Jésus. Écoutez-le, qui vous le révèle en ces termes: «Ni présent, ni avenir, ni hauteur, ni profondeur ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu» (Rm 8, 38-39).
Abraham, direz-vous, affronta les dangers pour arracher son neveu aux mains des étrangers (Gn 14, 12-16). Et Paul, lui, qu'a-t-il arraché, non aux mains des ennemis, mais aux mains mêmes des démons? Un neveu? Deux ou trois cités? [PAGE 24] Non pas, mais la terre entière, s'exposant, et journellement, à d'innombrables périls, assurant à beaucoup le salut au prix de sa propre mort mille fois répétée.
Mais, direz-vous, le plus haut degré de la vertu, le comble de la sagesse [7] n'est-ce pas le sacrifice de son fils (Gn 22)? Ici encore, la première place, vous allez le voir, revient à Paul. Ce n'est pas un fils, c'est lui-même qu'il sacrifia, et des milliers de fois, je vous l'ai déjà dit.
Isaac comparé à Paul
6. Qu'admirera-t-on chez Isaac? Entre autres mérites, et ils sont nombreux, sa patience dans les avanies: il creusait des puits (Gn 26, 15-22), on le chassait de ses possessions, et il supportait, sans se venger, de les voir comblés, et chaque fois il émigrait dans un autre endroit. Au lieu d'affronter ceux qui lui créaient des ennuis, il se retirait, renonçant, partout, aux terres qui étaient à lui, jusqu'au moment où il eut lassé leur désir inique.
Mais regardez Paul: ce n'étaient pas des puits, c'est son propre corps qu'il voyait couvert de pierres; et au lieu de se retirer, seulement, comme faisait Isaac, il allait au-devant, au contraire, de ceux qui le lapidaient, voulant à toute force, les enlever au ciel. Plus on s'efforçait d'obstruer la source, plus vive elle jaillissait, plus abondant était le courant qui venait alimenter sa patience.
Jacob comparé à Paul
7. Quant au fils d'Isaac, l'Écriture n'en admire-t-elle pas la force d'âme? Mais, dites-moi, dans quel diamant une personnalité doit-elle être taillée pour être capable de manifester la patience de Paul? Il fut esclave, oui, mais pas quatorze ans seulement (Gn 29, 15-30), toute une vie et au service de l'épouse du Christ. Et ce n'est pas simplement le froid [PAGE 25] glacial de la nuit ou la canicule qui imprimaient sur lui leur morsure, ce sont des épreuves s'abattant dru comme flocons de neige qu'il devait supporter, un jour les coups de fouet, un autre jour la lapidation, ici les bêtes fauves qu'il affrontait, là les flots avec lesquels il devait se mesurer, et la faim, sans cesse, jour et nuit, et le froid, et il bondissait, partout, pour franchir, comme un athlète, l'aire de saut [8] et il arrachait les brebis de la gueule du démon (2 Co 11, 23-27).
Joseph comparé à Paul
8. Joseph, quant à lui, ne fut-il pas la chasteté même (Gn 39, 7-20)? Oui, mais il y a là, je le crains, quelque chose de dérisoire, dès que l'on fait l'éloge de Paul, qui se crucifia lui- même pour le monde (Ga 6, 14), qui regardait non seulement la splendeur des corps, mais toutes choses du même oeil que nous regardons la poussière ou la cendre, qui restait aussi insensible qu'un cadavre à la vue d'un autre cadavre! En neutralisant les élans de sa nature avec la plus grande vigilance, il ne se laissa, en aucun cas, affecter par aucune de ces passions propres aux homes.
Job comparé à Paul
9. La vie de Job, n'est-ce pas, frappe tout le monde d'étonnement? Et c'est bien normal. Oui, ce fut un athlète de grande valeur, comparable à Paul lui-même par son endurance, pour la pureté de son genre de vie, pour le témoignage qu'il rendit à Dieu, pour l'énergie de son combat – et quel combat! – et l'admirable victoire qui suivit. Seulement Paul n'eut pas à soutenir la lutte durant des mois et des mois, mais des années et des années; l'épreuve, pour lui, ce ne fut pas de voir le pus de ses plaies amollir la terre (Jb 7, 5), de rester assis sur un tas de fumier, mais de se ruer, sans relâche, [PAGE 26] contre la gueule du lion spirituel, d'être aux prises avec mille et mille épreuves et il se montrait, avec cela, plus inébranlable que le roc; il n'était pas en butte, lui, aux attaques de trois ou quatre amis, mais de tous ses faux frères qui ne croyaient pas, en butte à leurs crachats, en butte à leurs outrages.
Et l'hospitalité de Job, direz-vous? N'était-elle pas large? Et sa sollicitude pour les pauvres? Nous sommes loin de faire la moindre réserve là-dessus. Mais prenez la distance qui est mise entre le corps et l'âme, et vous aurez la distance qui sépare sa sollicitude de celle de Paul. Quand Job manifeste son souci des infirmes, Paul, lui, déploye sa sollicitude pour toutes les infirmités de l'âme, redressant toutes les mentalités, qui ont quelque chose de boiteux, de mutilé, revêtant de la robe de la sagesse les âmes démunies ou difformes. Et ne considérez même que les secours matériels; la supériorité de Paul était celle de l'homme qui aide les pauvres tout en étant compagnon de l'indigence et de la faim, sur l'homme qui ne fait que prendre de son superflu. C'est sa maison que l'un ouvrait à tout venant, c'est son âme que l'autre rendait accessible, et à la terre dans son ensemble, faisant accueil à des peuples entiers. C'est ainsi qu'il affirme: «Vous n'êtes pas à l'étroit chez nous; c'est dans vos propres entrailles que vous l'êtes» (2 Co 6, 12).
Job était généreux à l'égard des pauvres, mais il avait chez lui des bœufs et des moutons en nombre incalculable; Paul, lui, n'avait pour tout patrimoine que son corps, et il ne devait compter que sur lui pour les aider. Il s'écrie: «Ce sont les mains que vous voyez qui ont subvenu à mes besoins et à ceux de mes compagnons» (Ac 20, 34). Les revenus qu'il avait à sa disposition pour les pauvres et les affamés n'étaient autres que ceux qu'il tirait du travail de ses mains.
Mais la vermine, les plaies, tout cela ne causait-il pas à Job des souffrances pénibles, intolérables? J'en conviens avec vous. Mais mettez en regard, et durant tant et tant d'années, les coups de fouet, la faim, une faim incessante, la nudité, les chaînes, la prison, les périls, les traquenards, tant de la part de ses proches que des étrangers, des princes que de la terre entière, et avec cela quelque chose de plus aigu encore, [PAGE 27] je veux parler de ses souffrances pour ceux qui tombaient, de son souci pour toutes les Églises, de la fièvre qui s'emparait de lui chaque fois que quelqu'un achoppait: vous verrez combien sa personnalité devait être plus ferme que le roc, plus solide que le fer et le diamant pour supporter tout cela. Ce que Job souffrit dans son corps, Paul le subit dans son âme: plus atroce que toute vermine, la tristesse qui le rongeait chaque fois que quelqu'un achoppait. Aussi c'étaient des torrents continuels de larmes, la nuit comme le jour, des douleurs plus aiguës que celles qui déchirent la femme en travail, et cela pour chacun d'entre eux. C'est ainsi qu'il disait: «Mes petits enfants, que j'enfante une seconde fois dans la douleur» (Ga 4, 19).
Moïse comparé à Paul
10. Après Job, quelle est donc la figure propre à frapper fortement notre esprit? Moïse, bien sûr. Et pourtant, ici encore, Paul va plus loin et laisse Moïse à bonne distance. Certes, parmi d'autres traits, et extraordinaires, le plus haut degré, le comble de la sainteté de cette âme est d'avoir proposé d'être rayé du livre de Dieu pour le salut des Juifs. Que proposait Moïse? De périr avec les autres (Ex 32, 2). Que proposait Paul? Non pas de périr avec eux, mais d'être lui-même exclu de la gloire qui n'aura pas de fin pourvu que les autres, eux, soient sauvés. D'autre part, quand Moïse luttait contre le Pharaon, Paul, lui, luttait, chaque jour, contre le démon. Et tandis que l'un se dépensait au bénéfice d'un seul peuple, l'autre c'était pour la terre entière, et ce n'est pas la sueur seulement, mais le sang aussi bien, et non la sueur, qui dégouttait de tout son corps, et cela pour racheter non seulement les terres habitées, mais les lieux inhabités, la Grèce sans doute, mais avec elle les contrées barbares également.
Qui pourrait encore se mesurer à lui? David?
11. On pourrait aussi faire entrer en lice Josué, Samuel [PAGE 28] et les autres prophètes encore [9] ; mais, pour faire bref, venons- en aux plus importants d'entre eux seulement: l'emporter sur eux, c'est ne plus laisser matière à contestation pour les autres. Qui sont donc les plus importants? Après les hommes dont je vous ai parlé, à qui pensez-vous, à David? Ou bien à Élie, ou encore à Jean? Ils furent précurseurs, celui-ci du premier, l'autre du second avènement du Seigneur, et c'est la raison pour laquelle on nomme l'un comme l'autre du même nom d'Elie.
Qu'est-ce qui distingue donc David? Son humilité et son attachement à Dieu. Or, qui, dites-moi, qui a poussé les choses plus loin que Paul, ou du moins aussi loin que lui, dans cette double voie?
… ou Élie?
12. Qu'admirons-nous chez Élie? Qu'il ait verrouillé le ciel, fait s'abattre la famine et fait descendre le feu (1 R 17-18)? Je ne le crois pas pour ma part. Nous admirons plutôt l'ardeur, plus vive que celle de la flamme, dont il était rempli pour le Seigneur. Or, à considérer l'ardeur qui animait Paul, on le mettra au-dessus d'Elie, comme Elie lui-même l'emportait sur les autres prophètes. Qu'est-ce qui pourrait égaler ce qu'il exprimait ainsi, dans son zèle pour la gloire du Seigneur: «Je souhaiterais être objet de malédiction pour mes frères, ceux de ma race selon la chair» (Rm 9, 3)? Aussi, quand les cieux lui étaient ouverts, quand les couronnes qui devaient récompenser ses combats étaient prêtes, il hésitait, il voulait gagner du temps en disant: «Demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien» (Ph 1, 24). Voilà pourquoi non seulement le monde visible, celui que nous connaissons, mais même le monde spirituel lui semblaient loin d'être suffisants pour lui permettre de montrer la charité et l'ardeur dont il brûlait, il en cherchait un autre, et il n'existe pas, [PAGE 29] qui lui donnerait de manifester ce qu’il voulait, ce qu’il désirait.
… ou Jean?
13. Jean ne mangeait-il pas des sauterelles et du miel sauvage (Mt 3, 4)? Paul, lui, vivait comme Jean au désert, mais au sein même du monde, cette fois, sans se nourrir de sauterelles ou de miel sauvage, mais avec une table plus fruste encore, et il était bien éloigné d'avoir suffisamment le nécessaire même, à cause de son ardeur à proclamer le message. Jean, direz-vous, ne manifesta-t-il pas une grande liberté de parole face à Hérode (Mt 14, 4)? Mais Paul ferma la bouche non à un seul, ou à deux ou trois princes, mais à une foule de gens comme Hérode, et bien plus redoutables que ce fameux prince [10] .
Comparera-t-on Paul aux auges?
14. Il ne nous reste qu'à comparer Paul avec les anges: aussi laissons la terre et montons sur les hauteurs des cieux, et que personne, pour autant, n'aille condamner la hardiesse de mes propos! Car si l'Ecriture est allée jusqu'à donner le nom d'ange à Jean, et aux prêtres aussi [11] quoi d'étonnant si nous comparons l'homme qui les a tous dépassés avec ces puissances d'en haut? Quelle est donc la grandeur des anges? C'est d'obéir à Dieu avec le plus grand soin. C'est bien ce [PAGE 30] qui frappa David et lui fit s'écrier: «Puissances remplies de forces, qui exécutent sa parole» (Ps 102, 20). Voilà ce qui les rend incomparables, indépendamment de leur nature, aussi incorporelle qu'elle puisse être. Et qu'est-ce qui fait au plus haut degré leur béatitude? C'est leur obéissance aux ordres de Dieu, c'est que cette obéissance ne défaille jamais.
Or, vous pouvez le constater, Paul, lui aussi, a vécu cette obéissance, s'y appliquant avec soin. Car il ne s'est pas contenté, assurément, d'exécuter sa parole, mais ses ordres aussi, et il est même allé au-delà de ses ordres, ce qu'il a montré en disant: «Quel est donc mon salaire? c'est qu'annonçant l'Évangile, cet Évangile je le propose gratuitement» (1 Co 9, 18). Qu'admire encore le prophète chez les anges dans ces versets: «Toi qui fais des vents tes anges et du feu et de ses flammes tes serviteurs?» (Ps 103, 4) N'est-ce pas là le spectacle que nous offre Paul? Comme un vent, comme un feu, il a couru sur toute la surface de la terre, et il l'a purifiée entièrement. Et pourtant il n'avait pas encore gagné le ciel? Eh bien, voilà l'admirable: c'est durant sa vie terrestre qu'il se montre tel, c'est avec un corps mortel qu'il rivalisait avec les puissances incorporelles.
Après Paul, rien ne nous est impossible!
15. Quelle condamnation ne mériterions-nous donc pas, quand un homme, à lui seul, a réuni tous les mérites, si nous ne nous efforcions pas, pour notre part, de l'imiter, si peu que ce soit? Voilà ce qu'il nous faut avoir à l'esprit pour nous soustraire à l'accusation, et nous empresser de partager le même enthousiasme, afin de pouvoir obtenir les mêmes biens que lui, avec la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, maintenant et à jamais et pour les siècles des siècles.
Amen.
[PAGE 33]
<-DEUXIÈME HOMÉLIE: LA VOCATION DE L'APÔTRE
Paul atteste notre grandeur, réfute nos dérobades
1. Qu'est-ce donc que l'homme? Jusqu'où va la noblesse de notre nature? De quelle perfection est-elle capable? À toutes ces questions c'est Paul, entre tous les hommes, qui a donné la meilleure réponse. Et le voilà aujourd'hui, qui se tient debout, avec toute sa vie derrière lui; il parle d'une voix éclatante à la face de tous les détracteurs de l'être humain, et il justifie le Seigneur, il les exhorte à la perfection, il ferme la bouche impudente des blasphémateurs, il leur montre que de l'homme aux anges l'intervalle n'est pas si grand (Ps 8,6; He 2,7) pour peu que nous voulions être vigilants à l'égard de nous-mêmes.
Car il n'a pas reçu en partage une autre nature que la nôtre, il ne s'est pas vu attribuer une âme différente de la nôtre, il n'a pas habité un monde autre que le nôtre; non, il a grandi sur la même terre, dans le même pays, soumis aux mêmes lois et aux mêmes coutumes que d'autres, et il a surpassé tous les hommes, depuis qu'il y a des hommes. Alors, où sont donc ceux qui prétendent que la perfection est chose difficile, son contraire chose facile? Paul, en effet, proclame contre eux: «Les tribulations du moment sont légères et donnent, au-delà de toute mesure, leur poids de gloire pour l'éternité» (2 Co 4, 17). Si donc les tribulations du genre de celles qu'il a connues sont légères, de quel poids bien plus faible doivent peser les voluptés qui ont leurs racines en nous!
Un élan infatigable, une joie inébranlable
2. Nous avons, sans doute, une première raison de l'admirer; ardent comme il l'était, avec cette surabondance, il ne sentait pas le mal qu'il se donnait pour atteindre la perfection, mais nous en avons une autre encore, c'est qu'il [PAGE 34] n'était pas poussé par l'appât d'une récompense quand il tendait à ce but. Or, nous autres, on a beau nous proposer un salaire, nous ne supportons pas de nous dépenser pour y arriver! Lui aimait cette perfection, il se plaisait avec elle, indépendamment même de toute récompense, et tout ce qui passe pour être un obstacle, il sautait par-dessus avec une totale facilité, sans s'en prendre à la faiblesse de son corps, ni aux affaires qui l'assaillaient, ni aux nécessités impérieuses de la nature, ou à quoi que ce soit d'autre. Et pourtant, chargé de soucis plus lourds que n'en ont les généraux et les rois, tous tant qu'ils sont, il était chaque jour dans la plénitude de sa force, et les dangers avaient beau croître, il se présentait avec une énergie renouvelée. Cela éclate dans ces mots: «Sans penser au chemin que j'ai derrière moi, je suis tout tendu pour aller de l'avant» (Ph 3, 13). Voyait-il la mort approcher, il appelait à partager avec lui la joie qu'il en attendait: «Soyez pleins de joie, soyez pleins de ma joie» (Ph 2, 18). Voyait-il les périls, les outrages comme toute espèce de mépris s'abattre sur lui, il bondissait de joie, au contraire. Il écrivait aux Corinthiens: «C'est pourquoi je me complais dans les outrages, les détresses et les persécutions» (2 Co 12, 10).
Un comportement à contre-courant
3. Toutes ces épreuves pour lui, c'étaient les «armes de la justice» (Rm 6, 13), le moyen, précisément, il en faisait la démonstration, de cueillir les plus beaux fruits, et ainsi ses ennemis ne pouvaient en venir à bout d'aucune façon. Fouetté, injurié en tous lieux, outragé, tel un triomphateur avec tout son cortège et tous les trophées qu'il a élevés sur toute la terre, il se glorifiait, rendant grâce à Dieu en ces termes: «Rendons grâce à Dieu qui nous fait toujours triompher» (2 Co 2, 14) [12] . Ce qu'il cherchait, c'était à être [PAGE 35] traité sans égards, c'étaient les outrages que lui valait la proclamation du message, et il les cherchait avec plus de force que nous ne poursuivrons, nous autres, les honneurs; il courait après la mort plus que nous après la vie, après la pauvreté plus que nous après la richesse, après la peine plus que nous après le repos, que dis-je «plus», infiniment plus; il courait davantage après l'affliction que les autres après la joie, il faisait monter, enfin, plus de prières pour ses ennemis que les autres ne font descendre sur eux de malédictions. Il renversa l'ordre des choses, ou plutôt c'est nous qui l'avions renversé, et c'est lui qui le maintenait tel que Dieu l'avait établi.
De son côté, en effet, était l'ordre naturel des choses, de l'autre l'ordre contraire. La preuve? C'est Paul lui-même qui, tout homme qu'il était, s'attache plus à cet ordre-là qu'à celui-ci. Pour lui, une seule chose à redouter, une seule chose à éviter, c'était d'aller à l'encontre de Dieu, et rien d'autre; et inversement, une seule chose à désirer, et rien de plus, c'était de plaire à Dieu; et je ne parle pas seulement des biens de ce monde, mais même des biens du monde à venir. Ne venez pas me parler de cités, de peuples, de rois, d'expéditions militaires, d'armes, de richesses, de provinces à gouvernr, de principautés: tout cela ne pesait pas plus, pour lui, qu'une toile d'araignée!
Mais joignez à tout cela les biens du ciel eux-mêmes, et vous verrez alors son amour violent pour le Christ.
Un amour violent pour le Christ
4. Comparés, en effet à cette séduction du Christ, ni la dignité des anges, ni celle des archanges, ni aucun privilège du même ordre ne lui semblaient admirables. Car c'est en sa propre personne qu'il possédait le bien supérieur à tous les autres, sans exception, l'amour du Christ, et avec cet amour, il s'estimait plus heureux que quiconque; privé de [PAGE 36] cet amour, il se souciait bien peu d'être du nombre même des puissances, du nombre des trônes et des dominations; il aimait mieux être dans Ies derniers rangs en connaissant l'amour du Christ, ou parmi les individus en butte aux avanies, plutôt que d'être privé de cet amour et compter au nombre des gens comblés d'honneurs, tout en haut de l'échelle sociale. Une seule et unique forme d'indignité, à ses yeux: être privé de l'amour du Christ.
C'était cela pour lui la géhenne, c'était cela le supplice, et cela valait tous les maux imaginables; et inversement, la seule jouissance, c'était de connaître l'amour du Christ.
C'est cela qui était la vie et qui valait bien le monde, c'est cela qui valait la condition des anges, et les biens de ce monde et de l'autre, c'est cela qui valait la royauté, les promesses que nous avons reçues, et tous les biens imaginables. Tout le reste, tout ce qui ne conduisait pas à cet amour ne pouvait éveiller, selon lui, la moindre tristesse, la moindre joie. Il regardait toutes les choses visibles comme des herbes vouées à la pourriture: princes, peuples indomptables ne pesaient pas plus, à ses yeux, que des moucherons; mort, supplices, châtiments de toutes sortes, jeux d'enfants! Sauf à les endurer à cause du Christ. Alors, ces épreuves mêmes il les accueillait avec joie, et ses chaînes devenaient sa parure, et on l'en voyait plus fier que Néron lui-même de la couronne qu'il portait. Enfermé dans sa prison, il habitait le ciel même; coups de fouet, blessures, il recevait tout cela avec plus de joie qu'un vainqueur son prix. J'ajouterai même que les fatigues subies n'avaient pas de moins de valeur pour lui que les récompenses, du moment qu'il regardait comme une récompense les fatigues elles-mêmes! Ainsi les appelait-il une grâce. Regardez donc les choses de près.
Le prix, c'était d'appareiller pour l'autre vie et d'habiter avec le Christ; demeurer dans la chair, c'était l'épreuve proposée en cette vie (Ph 1, 23-24). Et pourtant, c'est l'épreuve qu'il préfère au prix, c'est elle qui a pour lui la priorité.
Être rejeté loin du Christ, comme un objet de malédiction, voilà l'épreuve, voilà ce qui était pénible, voilà même ce qui allait au-delà de toute épreuve, au-delà de toute peine; être [PAGE 37] avec le Christ, voilà la récompense. Mais il préfère l'épreuve à la récompense, à cause du Christ. Peut-être, direz-vous, cela lui était une joie, du moment que c'était pour le Christ? Oui, c'est bien ce que je soutiens moi aussi: là où nous voyons une occasion de perdre cŒur, lui, justement, trouvait la source d'une grande joie.
Des tourments et des larmes
5. Dois-je rappeler les périls qu'il affronta, et tout le reste de ses tribulations? Car les sujets de découragement ne lui manquaient pas. Ne dit-il pas: «Qui est faible sans que je sois faible? Qui vient à trébucher sans qu'un feu me brûle?» (2 Co 11, 29) On pourra toujours dire, à part cela, que le désespoir même s'accompagne d'une certaine douceur [13] . Beaucoup de parents qui ont perdu leur enfant, du moment qu'on les laisse s'abandonner à leurs lamentations, n'y trouvent-ils pas un apaisement, et si on les en empêche, ne continuent-ils pas de souffrir? Paul, lui aussi, pleurant le jour, pleurant la nuit, trouvait dans ces larmes un apaisement. Et c'est vrai qu'il pleurait, car personne ne s'est jamais à ce point lamenté sur son sort comme Paul sur celui des autres! Quels sentiments, dites-moi, pouvaient être les siens, quand, à la vue des Juifs qui se perdaient, et pour les voir sauvés, il ne souhaitait qu'une chose, être exclu de la gloire céleste (Rm 9, 3)? Visiblement, ce qui le tourmentait bien plus, c'était que les Juifs ne fussent pas sauvés; sinon il n'aurait pas exprimé ce souhait. Il fit là le choix qui le [PAGE 38] soulageait le plus et lui donnait davantage d'apaisement. Et notez qu'il ne s'agissait pas simplement d'un vœu, puisqu'il s'écrie: «J'éprouve de la tristesse et de la douleur en mon cœur» (Rm 9, 2).
Cet homme, donc, qui chaque jour de sa vie souffrait, si j'ose dire, pour tous les habitants de la terre, et pour tous les peuples, sans dictinction, pour toutes les cités, et pour chaque homme en particulier, à quoi pourrait-on le comparer?
Une trempe extraordinaire
6. À quelle sorte de fer? À quelle sorte de diamant? Par quels mots caractériser une personnalité de cette trempe? Direz-vous que c'était du fer? Du diamant? Car elle était plus résistante que toute espèce de diamant, et plus précieuse que l'or, plus précieuse que les pierres précieuses. Car elle surpassait la robustesse de l'un et la valeur des autres. Alors, à quoi la comparer? À aucune des matières qui existent. Mais supposez que l'or devienne du diamant et le diamant de l'or, on arriverait, d'une certaine manière, à y voir l'image cherchée. Cependant qu'ai-je à faire d'une comparaison avec l'or et le diamant? Mettez en face de Paul le monde en son entier et vous verrez alors que sa personnalité fera pencher la balance de son côté [14] .
Car ce qu'il affirme lui-même des hommes qui ont resplendi sous leur peau de mouton, retirés dans leurs grottes, tenus pour rien en ce monde, nous pouvons nous aussi le reprendre à son propos, et à plus juste titre encore: à lui seul, il valait toute la création (He 11, 38). Si donc le monde ne le vaut pas, qui donc le vaudra? Le ciel peut-être? Mais le ciel lui-même est peu de chose. En. effet, s'il a donné plus de prix à l'amour du Seigneur qu'à la condition céleste et [PAGE 39] à tout ce qui est dans les cieux, combien le Seigneur, dont la bonté déborde celle de Paul, autant qu'elle est supérieure au mal, l'estimera à un prix plus haut que tous les cieux imaginables? Car le Seigneur ne nous aime pas selon la même mesure que nous l'aimons, mais selon une mesure tellement supérieure que le langage même ne saurait nous en donner l'image.
Voyez, en tout cas, de quelles faveurs le Seigneur l'a jugé digne, avant même la résurrection future. Il l'a ravi en paradis, il l'a entraîné au troisième ciel, il lui a donné d'être associé à des secrets sur lesquels nulle créature humaine n'a le droit de dire un mot [15] .
L'émule des anges
7. Faveurs amplement justifiées: car Paul allait et venait en ce monde, mais il y accomplissait tout comme s'il évoluait au milieu des anges! Il avait beau être lié à un corps périssable, on reconnaissait en lui leur nature sans mélange, il avait beau être assujetti à toutes les contraintes qui pèsent sur nous, il ambitionnait de ne pas se montrer inférieur aux puissances célestes. Il parcourait le monde en tous sens comme s'il avait été doté de leurs ailes, il méprisait les fatigues et les périls comme s'il n'avait pas de corps, il regardait de haut les réalités de cette terre comme s'il jouissait déjà de la vie au ciel, il restait continuellement en éveil comme s'il habitait au milieu même des puissances incorporelles.
Et pourtant, s'il est vrai que souvent telles et telles nations ont été confiées aux soins des anges (Dt 32, 8 et Dn 10, 13), pas un ne fut l'intendant de la nation remise à sa garde comme Paul le fut de toute la terre. Et qu'on ne vienne pas [PAGE 40] me dire que Paul n'était pas le véritable intendant: je l'avoue moi aussi. Mais même si ce n'est pas lui en personne qui menait les choses à bien, de toute façon il est loin d'être exclu de nos louanges, puisqu'il s'était rendu digne de la grâce considérable qui Iui était faite. Michel se vit confier le peuple juif (Dn 12, 1); Paul, lui, la terre et la mer, les régions habitées et les contrées désertes. Oh! loin de moi l'intention de faire injure aux anges en disant cela! Je voudrais plutôt montrer qu'il est possible, tout homme que l'on est, de s'associer aux anges et de se tenir à leurs côtés. Mais pourquoi donc, direz-vous, cette mission universelle ne leur fut-elle pas confiée? Pour vous priver de tout moyen d'excuser votre indolence, pour ôter à votre somnolence le moyen de s'abriter derrière la différence de nature avec les anges. Sans compter que ses titres à notre admiration n'en devenaient que plus grands. N'est-il pas admirable, n'est-il pas prodigieux de voir une parole jaillie d'une bouche pétrie de fange mettre en fuite la mort (Ac 20, 7-12), effacer les péchés, redresser notre nature mutilée (Ac 14, 8-10) et faire de la terre le ciel [16] ?
Quand suis-je saisi devant la puissance de Dieu, quand suis-je en admiration devant Paul? C'est en constatant quelle immense grâce il a reçue, et jusqu'à quel point il s'est disposé à l'accueillir.
Admiration pour lui, émulation avec lui
8. Ce n'est pas de l'admirer seulement, que je vous presse, c'est de l'imiter, aussi, lui le modèle par excellence d'une vie parfaite. C'est bien là le moyen qui nous permettra de partager les mêmes couronnes que lui. Et si vous vous étonnez à l'idée qu'en réunissant les mêmes mérites que lui vous obtiendrez les mêmes récompenses, écoutez-le, il vous le dit lui-même: «J'ai combattu jusqu'au bout le bon combat, [PAGE 41] j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi; maintenant la couronne de justice est là, réservée par le Seigneur qui me la donnera, lui le juste juge en ce jour-là, et non seulement à moi, mais à tous ceux qui ont été tendus dans l'amour vers sa manifestation» (2 Tm 4, 7-8).
Vous voyez comment il exhorte tous les hommes à partager les mêmes récompenses. Si donc elles sont également proposées à tous, sans distinction, brûlons, tous, de mériter les biens qui nous sont promis. Et ne regardons pas seulement la grandeur et le poids de ses mérites, regardons aussi la vigueur, l'énergie qui ont attiré sur lui une telle grâce, et n'oublions pas notre nature commune avec lui, car il l'a partagée en tout avec nous sans rien en excepter. Alors acquérir ces mérites, ce qui est tout à fait difficile, nous paraîtra chose aisée, facile, et après nous être donné du mal durant un temps si court, en ce monde, c'est avec cette couronne incorruptible et immortelle, que nous vivrons là-bas, à jamais, par la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et pour les siècles des siècles.
Amen.
[PAGE 45]
<-TROISIÈME HOMÉLIE: TOURMENTÉ PAR LE SALUT DE TOUS
Comment imiter Dieu?
1. Le bienheureux Paul nous montre clairement quelle puissance peut atteindre notre élan, tout homme que nous sommes, et nous apporte la preuve que nous avons la capacité de voler jusqu'au ciel même, car il laissa derrière lui les anges, les archanges et tout le reste des puissances célestes, et tantôt il nous exhorte à devenir les imitateurs du Christ par son propre exemple, quand il nous dit: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ» (1 Co 11, 1), tantôt, en faisant abstraction de lui-même, il cherche à nous faire monter tout seuls vers Dieu, directement, en nous disant: «Devenez donc les imitateurs de Dieu» (Ep 5, 1).
Ensuite, pour nous montrer que rien ne réalise autant cette imitation, qu'une vie donnée au bien de tous et prenant en considération l'avantage de chacun, il a ajouté: «Marchez dans la charité» (Ep 5, 2). C'est pour cela qu'il fait suivre aussitôt son exhortation: «Devenez mes imitateurs» de ses propos sur la charité, dont il montre qu'elle est la vertu la plus propre à nous rapprocher de Dieu. C'est que les autres vertus, elles, sont passablement insuffisantes et qu'elles ne sont toutes relatives qu'à l'homme: ainsi quand nous combattons nos désirs, quand nous livrons la guerre à notre gourmandise, quand nous livrons bataille à notre cupidité ou que nous luttons contre notre tendance à la colère; mais l'amour, voilà ce qui est commun à l'homme et à Dieu. Et c'est bien pour cela que le Christ disait: «Priez pour ceux qui vous insultent, et ainsi vous serez semblables à votre Père qui est dans les cieux» (Mt 5, 44).
Paul déconcertant avec ses ennemis
2. Paul, lui aussi, savait bien que de toutes les vertus, c'était la principale, et il en a apporté la preuve avec une [PAGE 46] rigueur particulière. Ce qui est sûr, c'est que personne n'a aimé à ce point ses ennemis, personne n'a fait plus de bien à ceux qui manœuvraient contre lui, personne n'a éprouvé les sentiments qu'il avait pour ses persécuteurs. Au lieu de regarder le mal qu'ils lui faisaient, il considérait bien plutôt la communauté de nature qu'ils partageaient avec lui, et plus ils se déchaînaient contre lui comme des bêtes sauvages, plus il avait pitié de leur folie.
Voyez les dispositions d'un père pour son fils atteint de démence: plus le malheureux père est victime de ses violences, plus l'autre cherche à le piétiner cruellement, plus il a pitié de Iui, plus il verse de larmes; eh bien, cet apôtre, lui aussi, diagnostiquait dans les excès auxquels les démons poussaient contre lui les symptômes d'un état de maladie, et cela lui faisait redoubler de sollicitude.
Ainsi, voyez comme il est doux pour eux, comme il est sensible à leur égarement quand il nous parle en leur faveur, eux qui, cinq fois déjà, l'avaient fait fouetter, eux qui l'avaient lapidé, eux qui l'avaient fait enchaîner, eux qui étaient altérés de son propre sang et avides de le mettre en pièces tous les jours de leur vie: «Je leur rends ce témoignage, dit-il, ils ont du zèle pour Dieu, mais sans la connaissance qui devrait le régler» (Rm 10, 2). Et inversement il imposait un frein à ceux qui voulaient fondre sur ses persécuteurs: «Ne nourris pas des pensées d'orgueil, crains plutôt. Car si Dieu n'a pas épargné les branches naturelles, il est à craindre qu'il ne t'épargne pas davantage» (Rm 11, 20-21).
Tourmenté par le salut des Juifs
3. Voyant que le Seigneur avait prononcé une sentence de condamnation contre eux, il fit tout ce qui était en son pouvoir: sans cesse, il pleurait sur leur sort, tant il souffrait, il retenait ceux qui voulaient se ruer contre eux, et s'acharnait, autant qu'il était possible, à obtenir pour eux une ombre, au moins, d'excuse. A bout d'arguments devant leur opiniâtreté et leur endurcissement, il eut recours à la prière, sans cesse, en disant: «Frères, ce que je souhaite, ce que [PAGE 47] je demande à Dieu pour eux, c'est leur salut» (Rm 10, 1). Il leur fait apparaître, aussi, de fermes motifs d'espérance en affirmant: «Les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance» (Rm 11, 29), pour qu'ils ne renoncent pas définitivement et qu'ils ne se perdent pas. C'était là se comporter du début jusqu'à la fin en homme plein de sollicitude pour eux et totalement saisi du désir brûlant de leur salut. Ainsi quand il rappelle ces versets: «De Sion viendra le sauveur qui ôtera les impiétés du milieu de Jacob» (Is 59, 20 repris dans Rm 11, 26). Oui, il était profondément meurtri, broyé en les voyant se perdre. Et c'est bien pourquoi il s'efforçait d'imaginer mille moyens d'apaiser son propre tourment, et tantôt il proclame: «De Sion viendra le Sauveur qui ôtera les impiétés du milieu de Jacob», tantôt il affirme: «Eux à leur tour, ont refusé leur confiance à Dieu, à cause de la miséricorde exercée envers vous, afin qu'ils obtiennent, à leur tour, miséricorde» (Rm 11, 31). Jérémie, lui aussi, quand il veut obtenir à toute force, en y mettant tout son acharnement, une justification pour les pécheurs à la même attitude, disant telle fois: «Si nos fautes se dressent contre nous, agis en l'honneur de ton nom» (Jr 14, 7), telle autre fois: «Leur route, les humains n'en ont pas la maîtrise et l'homme ne peut pas marcher en dirigeant bien sa marche» (Jr 10, 23); on peut encore citer cette parole: «Souviens-toi que nous sommes poussière» (Ps 102, 14).
Car c'est bien l'habitude de ceux qui prient pour les pécheurs: même s'ils n'ont rien à dire de fondé, ils imaginent, du moins, une ombre de justification pour eux, et certes elle n'est pas le résultat d'une démarche rigoureuse, et on ne saurait non plus l'ériger en dogme, mais elle constitue un encouragement quand on s'afflige sur ceux qui se perdent. Alors, à notre tour, n'allons pas regarder de près, avec rigueur, de tels plaidoyers; considérons seulement qu'ils sont la réaction d'une âme affligée, qui cherche à faire entendre une parole en faveur des pécheurs, et accueillons ces propos en conséquence.
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Tourmenté par le salut de tous
4. Cette attitude l'avait-il seulement pour les Juifs et pas pour les païens? Il était plus doux que quiconque, aussi bien pour les gens de sa race que pour les étrangers. Ecoutez donc ce qu'il dit a Timothée: «Le serviteur du Seigneur ne doit pas être querelleur, mais affable envers tous, disponible pour instruire, patient dans les épreuves, doux quand il reprend les contradicteurs, en prenant garde que Dieu peut bien leur donner de se convertir et de connaître la vérité, de revenir à la raison une fois délivrés des filets du diable, qui les tient captifs pour qu'ils fassent sa volonté» (2 Tm 2, 24-26).
Voulez-vous savoir comment il s'adresse, encore une fois, aux pécheurs? Écoutez ce qu'il écrit aux Corinthiens: «Je crains qu'à mon arrivée je ne vous trouve pas tels que je le voudrais» (2 Co 12, 20), et un peu plus loin: «Je crains que lors de ma prochaine visite mon Dieu ne m'humilie à votre sujet, et que je n'aie à m'affliger à propos de plusieurs, qui ont péché auparavant, sans faire pénitence pour leurs actes d'impureté et de débauche» (2 Co 12, 21). Il écrit aux Galates: «Mes petits enfants que j'enfante à nouveau dans la douleur, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous» (Ga 4, 19). Regardez aussi comment il se comporte en faveur de l'homme incestueux [17] , comment il s'afflige autant que lui, comment il supplie les autres, autant que lui: «Que la charité domine à son égard» (2 Co 2, 8). Et quand il le retranchait de la communauté, ce n'était pas sans beaucoup de larmes. «C'est dans un grand abattement et une grande angoisse du cœur que je vous ai écrit, non pas pour vous faire de la peine, mais pour que vous mesuriez l'affection que je vous porte, et qui est si grande» (2 Co 2, 4). Ailleurs, il affirme: «Je me suis fait Juif avec les Juifs, sujet de la loi avec les sujets de la loi, faible avec les faibles, je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-[PAGE 49]uns» (1 Co 9, 20-22). Ajoutons encore cette phrase: «C'est pour présenter tout homme parfait dans le Christ» (Col 1, 28).
N'est-ce pas là une âme qui déborde le monde de tous côtés? Il s'était fixé de présenter chaque homme à Dieu, et autant qu'il était en lui, il les lui présenta tous. On aurait dit qu'il avait à lui tout seul la paternité de l'humanité tout entière, à le voir ainsi s'inquiéter, à le voir courir, à le voir montrer tant d'ardeur à introduire chacun dans le Royaume, à force d'attentions, à force d'exhortations, promettant, priant, suppliant, mettant les démons en déroute, écartant tout fauteur de corruption, et par sa présence, sa correspondance, son éloquence, ses démarches, par ses disciples ou par sa propre action, il redressait ceux qui tombaient, affermissait ceux qui tenaient bon, réveillait ceux qui étaient abattus, prenait soin de ceux qui étaient écrasés, stimulait ceux qui se laissaient aller, lançait un cri redoutable contre ses adversaires et foudroyait du regard ses ennemis [18] . Il faisait penser à un excellent général qui serait partout; c'est lui qui veillerait sur les bagages, c'est encore lui qui charrierait le bouclier, c'est lui encore qui le brandirait pour protéger, c'est lui aussi qui prendrait sa place dans la ligne, se faisant tout à tous pour son armée.
Paul et les détresses matérielles
5. Ce n'est pas seulement dans le domaine spirituel qu'il manifestait une telle prévenance, un tel dynamisme; c'est aussi bien dans le domaine matériel.
Ainsi, voyez donc comment il écrit à tout un peuple pour une seule femme: «Je vous présente Phébée, notre soeur, diaconesse de l'Église de Cenchrées: accueillez-la, dans le Seigneur, d'une manière digne des saints, et assistez-la en toute circonstance où elle peut avoir besoin de vous» (Rm 16, 1-2). Il écrit une autre fois: «Vous connaissez [PAGE 50] Stéphanas et sa famille; je vous le rappelle pour que vous, à votre tour, vous vous mettiez à la disposition de pareils hommes» (1 Co 16, 15-16), et un peu plus loin: «Sachez apprécier de tels hommes» (1 Co 16, 18).
Oui, c'est bien une caractéristique de la tendresse des saints que l'aide qu'ils apportent, même en ce domaine. Regardez Élisée déjà, qui non seulement assistait spirituellement la femme qui l'avait reçu, mais qui s'empressait de répondre à sa générosité sur le plan matériel aussi. D'où sa question: «Faut-il parler pour toi au roi ou au chef de l'armée?» (2 R 4, 12)
Pourquoi vous étonner que Paul ait eu le souci de soutenir matériellement les gens dans les lettres qu'il écrivait, quand nous le voyons, aussi bien, ne pas juger indigne de s'occuper de leurs ressources pour faire le voyage qu'il leur demandait d'entreprendre pour le rejoindre? Il en fait mention dans ses lettres, ainsi écrit-il à Tite: «Tu envoies en mission Zénas le juriste et Apollos, aies à cœur qu'il ne leur manque rien» (Tt 3, 13) S'il prenait tant à cœur le déplacement qu'il leur faisait faire, que n'aurait-il pas accompli, les voyant dans une position tant soit peu difficile? Prenez par exemple sa lettre à Philémon: comme il prend à cœur le cas d'Onésime, quelle sollicitude judicieuse il met dans sa lettre! Or, un homme qui n'a pas refusé d'écrire pour un esclave, qui plus est un esclave fugitif, et qui, par-dessus le marché, avait dérobé pas mal d'argent à son maître, toute une lettre, imaginez quelles pouvaient être ses dispositions pour les autres hommes!
Une seule chose lui paraissait méprisable: négliger tout ce qui devait concourir au salut. Dans ce but, il remuait tout, ne craignant pas de se mettre en frais pour ceux qu'il cherchait à sauver, ne ménageant ni les paroles, ni les deniers, ni les forces physiques; lui qui se livra mille et mille fois à la mort, n'épargna pas, à plus forte raison, son argent, si tant est qu'il en avait. Que dis-je «s'il en avait»? Il n'en avait pas, et pourtant il est possible de montrer qu'il ne l'épargna pas. Oh! n'allez pas voir là une énigme! Écoutez-le encore une fois: «Quant à moi, je dépenserai très volontiers et me dépenserai tout entier moi-même pour vos [PAGE 51] âmes» (2 Co 12, 15). Dans un discours à une assemblée d'Ephésiens il déclarait: «Vous le savez vous-mêmes, ce sont les mains que voici qui ont pourvu à mes besoins et à ceux de mes compagnons» (Ac 20, 34).
Tout entier amour ardent
6. Avec la dimension qui était la sienne, Paul, s'agissant de la vertu la plus haute, la charité, se montrait plus violent que la flamme même. Et comme le fer, jeté dans le feu, devient tout entier du feu, lui aussi, enflammé du feu de la charité, devenait tout entier charité. Comme s'il était le père commun de tous les peuples de la terre, il imitait exactement ce que font les pères, et même il les surpassa tous, car sa sollicitude était d'ordre matériel, mais aussi d'ordre spirituel, et pour ceux qu'il aimait, il prodiguait son argent, ses paroles, ses forces physiques, sa vie même, tout.
Ainsi appelait-il la charité la plénitude de la loi, le lien de la perfection, la mère de tous les biens, le principe et l'accomplissement de la vertu. C'est ce qui lui faisait dire: «La finalité de cette injonction c'est de faire naître la charité dans un cœur pur, une conscience droite» (1 Tm 1,5). Ailleurs, il affirme les préceptes: «Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas», et tous les autres sont récapitulés dans la formule: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Rm 13, 9).
Si donc la charité est principe et fin, si elle est à elle seule toutes les vertus, qu'elle soit le terrain de notre émulation avec Paul. Ce qu'il fut, c'est la charité qui en est l'auteur. Ah! ne venez pas me parler des morts qu'il a ressuscités, des lépreux qu'il a guéris: ce n'est pas là-dessus que Dieu vous demandera des comptes! Développer la charité, cette charité qui caractérise Paul, et vous recevrez la couronne montée avec perfection. Qui vous donne cet ordre? L'homme même qui a fait croître en lui la charité, cet homme qui l'a fait passer avant Ies signes, les prodiges et mille autres choses. Lui qui l'a vécue absolument en perfection fut le plus à même d'en mesurer très exactement la puissance. Ce qu'il fut, encore une fois, c'est la charité qui en est l'auteur, [PAGE 52] et rien ne fit sa valeur comme la force de la charité. Aussi pouvait-il declarer: «Recherchez les dons supérieurs; et je vais encore vous indiquer une voie qui les dépasse toutes» (1 Co 12,31), il faisait allusion par là à la charité, la voie la plus belle, et une voie aisée.
Marchons à notre tour dans cette voie, et sans nous arrêter, et ainsi nous rencontrerons Paul, ou plutôt son Seigneur, et nous obtiendrons les seules couronnes qui restent intactes, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance maintenant et toujours et pour les siècles des siècles.
Amen.
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<-QUATRIÈME HOMÉLIE: SUR LE CHEMIN DE DAMAS
Paul aveugle
1. Le bienheureux Paul, qui nous rassemble aujourd'hui [19] , a illuminé la terre, et c'est lui justement qui, au moment où il fut appelé, fut aveuglé quelque temps. Mais cette cécité a été, et demeure, l'illumination du monde. Sa vision était défectueuse, en effet, et Dieu l'a rendu aveugle de manière très heureuse: c'était pour le ramener à une vision plus rigoureuse [20] , et de plus, Dieu lui manifestait sa puissance en même temps qu'il lui donnait, dans cet accident, une image de ce qui l'attendait; il lui apprenait comment il aborderait la proclamation du message: il lui faudrait rejeter tout ce qui lui était propre, et fermer les yeux pour le suivre. D'où les paroles que Paul lui-même profère pour proclamer cette leçon: «Si quelqu'un parmi vous se figure être sage, qu'il devienne fou pour devenir sage.» (1 Co 3, 18) C'est qu'il ne pouvait retrouver la vision saine sans avoir été auparavant sainement rendu aveugle, sans avoir rejeté les vues qui lui étaient propres et ne servaient qu'à le jeter dans la confusion, sans avoir tout remis à la foi.
Mais que personne n'aille croire, à m'entendre, que c'était là un appel contraignant: car il aurait pu retourner à l'état dont il était sorti. Beaucoup d'hommes, mis devant des prodiges plus grands, ont fait volte-face, et c'est le cas dans le Nouveau comme dans l'Ancien Testament: pensez à Judas, à Nabuchodonosor, au mage Elymas, à Simon, à Ananie, [PAGE 56] à Saphire, et au people juif tout entire, Paul excepté; les yeux fixés vers la pure lumière, il poursuivit sa course et s’envola au ciel.
Voulez-vous savoir pourquoi il fut aveuglé? Écoutez-le lui-même: «Vous savez que j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, que je persécutais à outrance l’Église et que la ravageais, et que j’avais une position extreme dans le judaïsme, au-delà de beaucoup de gens de ma generation, et j’avais pour les traditions qui me venaient des ancêtres un zèle démesuré» (Ga 1, 13-14). Avec ce caractère extrêmement énergique, inaccessible, il avait besoin d’un frein encore plus énergique: sinon, emporté par son ardeur comme par un torrent, il aurait fait la soured Oreille aux paroles qui lui étaient adressées. Aussi Dieu réprime-t-il ses emportements et commence-t-il par apaiser les flots démontés de sa colère en le frappant de cécité; ensuite, il s’entretient avec lui, pour lui montrer le caractère inaccessible de sa sagesse, le caractère suréminent de sa science, et lui apprendre à connaître celui qu’il combat, don’t il ne pourrait soutenir la vue quand il dispense la punition, bien sûr, mais aussi les gratifications. Et ce n’est pas l’obscurité qui le plongea dans les ténèbres, c’est la surabondance de la lumière qui l’enveloppa d’obscurité.
L’heure de la conversion
2. Mais pourquoi, me demanderez-vous, cela n’a-t-il pas eu lieu plus tôt? Ah! ne vous posez pas de pareilles questions, laissez donc ce genre d’indiscrétion [21] ! Accordez plutôt à la Providence incomprehensible de Dieu qu’elle sait choisir le moment favorable. C’est ce que Paul lui-même fait en disant: «Lorsqu’il a plu à Dieu, qui m’a choisi dès le ventre [PAGE 57] de ma mère et qui m'a appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi» (Ga 1, 15-16). Alors du moment que Paul s'exprime ainsi, qu'allez-vous perdre votre temps à ces questions superflues?
Oui, c'était bien le moment, si, dès lors, les raisons d'achopper disparaissaient. D'autre part, apprenons par cet exemple que jamais personne, ni lui-même, ni ceux qui l'ont précédé, n'a trouvé le Christ par ses propres forces: c'est le Christ qui s'est toujours manifesté. D'où cette parole: «Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis» (Jn 15, 16). Car pourquoi ne croyait-il pas en voyant les morts ressusciter au nom de Jésus-Christ? II voyait les boiteux marcher, les démons prendre la fuite, les paralytiques retrouver une démarche ferme, et cela n'était d'aucune fécondité pour lui; il n'ignorait rien de ces miracles, lui qui était si curieux de tout ce qui touchait aux apôtres. Etienne avait été lapidé, il était là, il voyait son visage semblable à celui d'un ange, et cela ne lui servait à rien du tout. Comment cela ne pouvait-il lui servir à rien? C'est qu'il n'était pas encore appelé!
Mais, en m'entendant, n'allez pas croire que l'appel soit une contrainte. Loin, en effet, d'exercer une quelconque contrainte, Dieu nous laisse maîtres de nos décisions, une fois qu'il nous a appelés. Ainsi, il s'est révélé aux Juifs, et au moment propice, mais ils ont refusé de le recevoir à cause de la gloire qu'ils en attendaient aux yeux des hommes. Et si quelque incroyant venait me dire: «D'où tenez-vous cette idée, évidente pour vous, que Dieu a appelé Paul depuis le ciel, et que cet appel le détermina? Et pourquoi ne pas m'avoir appelé, moi à mon tour?», je lui répondrais ceci: «Croyez-vous à cet appel, oui ou non? Si vous y croyez, cela même est une preuve qui doit vous suffire.» Car si vous doutez qu'un appel soit venu du ciel, comment pouvez-vous dire: «Pourquoi ne m'a-t-il pas appelé à mon tour?» Et si vous croyez à cet appel, cela même est une preuve qui doit vous suffire. Ayez donc la foi, car Dieu vous appelle, vous aussi bien, du haut du ciel, mais à une condition, que vous soyez disposés à l'obéissance; dites-vous que si vous n'êtes pas enclin à obéir, si vous détournez votre regard ailleurs, [PAGE 58] même une voix descendue du ciel pour vous ne suffira pas à vous sauver. Combien de fois, donc, les Juifs n'ont-ils pas entendu une voix d'en haut sans pour autant faire confiance à Dieu? Combien de fois n'ont-ils pas vu de signes, aussi bien dans le Nouveau que dans l'Ancien Testament sans se corriger? Prenez l'Ancien Testament: ils avaient vu d'innombrables prodiges, et ils fabriquèrent leur veau d'or! Mais la courtisane de Jéricho, qui n'avait rien vu d'admirable comme eux, a montré une foi prodigieuse s'agissant des espions de Josué (Jos 2, 1-21 et 6, 22-25). Et dans cette terre de la Promesse, les signes avaient beau apparaître, ces Juifs restaient plus insensibles que des pierres! Mais les habitants de Ninive, eux, n'eurent qu'à voir Jonas pour avoir la foi et opérer leur conversion (Jon 3), et c'est ainsi qu'ils détournèrent d'eux la colère de Dieu. Dans le Nouveau Testament, maintenant, et avec la présence même du Christ, le larron, le voyant crucifié, l'adora, mais les Juifs, eux, l'ayant vu ressusciter les morts, ne l'en firent pas moins prisonnier et le crucifièrent.
Signes de Dieu et impiété du prince
3. Et de notre temps, que s'est-il passé? N'a-t-on pas vu le feu jaillir du temple à Jérusalem [22] , de ses fondements mêmes, et s'abattre sur les constructeurs, et n'y avait-il pas là de quoi les détourner de leur entreprise sacrilège? Eh bien, croyez-vous qu'ils aient changé pour autant, qu'ils aient renoncé à leur endurcissement? Et combien de prodiges, encore, sans profit aucun pour les témoins? Par exemple, la foudre qui s'abattit sur le sommet du temple d'Apollon [23] , ou [PAGE 59] le geste de l'oracle lui-même d'Apollon, forçant le souverain d'alors à déplacer les restes du martyr enseveli à côté, car «il ne pouvait, disait-il, émettre la moindre parole quand il voyait son tombeau tout à côté.» Et les restes du martyr, en effet, reposaient tout près de là. Je vous citerai aussi le cas de l'oncle de ce souverain: il s'était comporté de manière outrageante avec les objets sacrés du culte, il fut la proie de la vermine, et il rendit l'âme: mais il y a aussi le cas de l'intendant des biens impériaux, qui s'était permis un autre sacrilège au regard de l'Église, et qui périt, éclaté par le milieu [24] . Les fontaines, chez nous, dont le débit jusqu'alors était supérieur à celui des rivières, ont fait refluer leurs eaux, toutes en même temps, et elles se sont retirées, ce qui jamais ne leur était arrivé avant que l'empereur ait souillé la région par ses sacrifices et ses libations [25] . Dois-je rappeler la famine qui s'abattit partout, sur toutes les cités, avec cet empereur, sa mort, aussi, en territoire perse, le piège dans lequel il tomba, avant de mourir, quand son armée était complètement isolée, au milieu des barbares, enfermée comme dans un filet, une nasse, et, chose incroyable et inattendue, le retour de cette armée [26] ? A ce souverain impie, mort d'une façon pitoyable, succéda un homme pieux, et du coup toutes les calamités disparurent: les soldats bloqués dans ces filets, n'ayant plus aucun moyen de se faire un passage pour en sortir, avec la permission, désormais, de Dieu, furent délivrés des barbares et opérèrent leur retour en toute sécurité.
[PAGE 60]
La croix du Christ, prodige entre les prodiges
4. Tous ces prodiges ne suffisent-ils pas pour entraîner quiconque à des sentiments religieux? Et n'en avons-nous pas, actuellement, de plus étonnants encore sous les yeux? Voyez: on prêche la croix, et la terre entière accourt; on annonce une mort ignominieuse, et tout le monde bondit à la nouvelle! Or des gens mis en croix, n'y en a-t-il pas eu des milliers? Et avec le Christ lui-même n'y avait-il pas aussi deux brigands attachés aux poteaux? Et des sages, n'en a-t-on pas vus par milliers? Et des hommes puissants? Mais quel nom s'est donc jamais imposé comme celui du Christ? Et à quoi bon parler de gens sages ou puissants? Voyez les souverains les plus illustres. Quel est donc celui d'entre eux qui a conquis la terre en un temps si rapide? Oh! ne m'objectez pas les hérésies, avec leur infinie variété: toutes proclament le Christ chaque fois et même si elles n'en parlent pas sainement, c'est bien ce crucifié mort là-bas en Palestine, sous Ponce-Pilate, qu'on adore.
Tous ces faits ne vous paraissent-ils pas démontrer de manière plus nette encore la puissance de Dieu que la voix, dans l'épisode fameux, descendue du ciel? Comment expliquer que pas un souverain n'ait assis son pouvoir comme le Christ, qui s'est imposé, malgré les obstacles qui n'ont pas manqué? Les rois lui ont fait la guerre, les princes lui ont livré des batailles, tous les peuples se sont déchaînés contre lui, et cela n'a pas réussi à écraser notre cause; au contraire, son prestige est devenu plus éclatant.
Alors, dites-moi, d'où vient une puissance si extraordinaire? C'était un mage, dira-t-on [27] . Voilà donc le seul mage qui ait eu un tel pouvoir! Vous avez bien entendu parler des mages qui ont peuplé la Perse et l'Inde (et qui la peuplent encore); mais leur nom même ne compte plus pour rien, et nulle part. Ah! mais il y a cet imposteur de Tyane, ce fameux magicien, qui a eu un grand éclat, lui aussi, me direz-vous [28] . [PAGE 61] Où donc? Et à quel moment? Dans un coin de notre monde, tout petit, et pour un temps très bref, et il a vite fait de s'éteindre, il a disparu sans laisser d'Église, sans avoir constitué un peuple, rien qui y ressemble. Mais assez parlé de mages et de magiciens disparus. D'où vient que les dieux ont perdu leurs cultes, tous, le dieu de Dodone, le dieu de Claros, et que tous ces mauvaix lieux, ces lieux infâmes, sont silencieux, sans voix aucune [29] ?
D'où vient que non seulement le crucifié, mais les ossements mêmes des gens qui ont été égorgés pour lui font frissonner d'épouvante les démons [30] ? D'où vient qu'au seul nom de la croix ils font un bond en arrière? Et assurément la croix devrait amener la dérision plutôt: est-ce une réalité si brillante, si noble? Au contraire c'est quelque chose de honteux, d'ignoble. C'est une mort infligée à un condamné, c'est une mort comme il n'y en a pas de pire, malédiction chez les Juifs, abomination chez les Grecs. D'où vient donc la terreur qu'elle inspire aux démons, si ce n'est de la puissance du [PAGE 62] Crucifié? Car si c'est l'objet même qu'ils redoutent dans la croix voilà, bien plutôt, une réaction indigne de leur nature divine. Sans compter qu'avant le Christ il y eut de nombreux crucifiés, il y en eut beaucoup après lui, et deux avec lui; or, on pourrait me dire qu'en invoquant le nom du brigand crucifié, de telle ou de telle autre personne mise en croix, on mettra en fuite le démon; mais pas du tout, il en rira! Mais ajoutez à l'invocation de la croix le nom de Jésus de Nazareth et les démons s'enfuient, comme pour échapper au feu. Alors, que pouvez-vous objecter? D'où vient qu'il s'est imposé? Direz-vous que c'était un charlatan? Mais les préceptes qu'il nous a laissés n'ont rien à voir avec cela, et de plus des charlatans, on n'en a jamais manqué! Direz-vous que c'était un magicien? Mais ce qui nous est demandé de croire à son sujet ne va pas dans ce sens. Et des magiciens, la cargaison en a été maintes fois abondante! Direz-vous que c'était un sage? Mais le monde n'en a jamais manqué! Qui, parmi eux tous, s'est imposé de cette façon?
Personne, jamais, n'a approché d'un tel pouvoir, si peu que ce soit. Alors, c'est bien clair, ce n'est ni comme un magicien, ni comme un charlatan, c'est plutôt comme celui qui remet charlatans et magiciens dans le droit chemin, c'est comme investi d'une force divine et invincible, c'est pour cette unique raison qu'il a lui-même triomphé de tout, et qu'il a insufflé sur ce fabricant de tentes, Paul, une force dont l'ampleur est attestée par ses faits et gestes.
Dans la faiblesse de Paul et de ses auditeurs…
5. Voilà un homme qui se tenait sur la place du marché, pour y pratiquer le travail du cuir, et il a eu le pouvoir de ramener Romains, Perses, Indiens, Scythes, Ethiopiens, Sarmates, Parthes Mèdes, Sarrazins, bref toute l'humanité, à la vérité, et tout cela en moins de trente ans. Comment expliquer, dites-moi, qu'un artisan du marché, rivé à son atelier, habitué à manier le tranchet, ait pu être un pareil maître de sagesse, et avec une telle influence sur les gens, les peuples, les cités, les divers pays, sans manifester la moindre science oratoire, au contraire, avec la plus grande ignorance, et igno[PAGE 63]rant en ce domaine il l'était! Écoutez-le donc, quand il dit sans aucune honte: «Si je suis sans formation particulière pour l'éloquence, il n'en est pas de même pour la science» (2 Co 11, 6). Et il n'avait aucun bien personnel, il l'avoue lui- même: «Jusqu'à présent, nous souffrons la faim et la soif, la nudité et les mauvais traitements» (1 Co 4, 11). Et quand je parle de biens personnels, je devrais plutôt dire, tout simplement qu'il n'avait même pas le nécessaire pour se nourrir, bien souvent, ni de quoi se couvrir. Que son métier n'ait rien eu pour en faire quelqu'un en vue, c'est ce que prouve son disciple quand il donne ce détail: «Il demeurait chez Aquilas et Priscille, car leur métier était le sien; ils fabriquaient des tentes.» (Ac 18, 3) Et ce n'est pas non plus son ascendance qui le distinguait: aurait-il, sinon, exercé ce métier-là? Ni la patrie, ni la race à laquelle il appartenait.
Eh bien, malgré cela, il n'eut qu'à paraître, qu'à s'avancer, pour jeter le trouble, totalement, chez ses ennemis, pour y semer une entière confusion; on aurait dit du feu tombant sur la paille ou le foin: il réduisit en cendres les positions des démons, il métamorphosa tout à son gré.
Que faut-il admirer? De le voir, avec si peu d'atouts, manifester une telle puissance, oui; mais il y a aussi ses disciples, pour la plupart des gens pauvres, que rien ne distinguait, sans instruction, des gens qui ne mangeaient pas à. leur faim, obscurs et d'origine obscure. Il le fait savoir lui-même à qui le veut, et il n'a aucune honte de leur pauvreté, encore moins de réclamer des secours pour eux: «Je vais à Jérusalem, porter des secours aux saints» (Rm 15, 25). Autre témoignage en ce sens: «Que chaque- premier jour de la semaine, chacun mette de côté chez lui ce qu'il aura épargné, et ainsi on n'attendra pas mon arrivée pour recueillir les dons» (1 Co 16, 2). Ce qui prouve que la plupart de ses disciples étaient des gens que rien du tout ne distinguait, c'est ce passage d'une lettre aux Corinthiens: «Considérez l'appel dont vous êtes l'objet: il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens bien nés» (1 Co 1, 26). Et non seulement ils ne sont pas issus de grands milieux, mais il s'agit de gens tout à fait humbles. «Ce qu'il y a de faible dans le monde, c'est cela que Dieu a choisi, [PAGE 64] ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est» (1 Co 1, 27-28). Bon, direz-vous, voilà quelqu'un sans instruction, voilà un homme du commun, mais enfin, il avait bien, à un certain degré au moins, le talent de persuader? «Pour moi, je ne suis pas venu vous annoncer le témoignage de Dieu avec le prestige de la parole ou de la sagesse. Je n'ai rien voulu savoir, si ce n'est Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Ma parole et mon message n'ont rien des discours persuasifs de la sagesse» (1 Co 2, 1-4) Le message qu'il proclamait suffisait à aimanter les gens. Écoutez-le lui-même à ce sujet: «Tandis que les Juifs réclament des signes et que les Grecs cherchent la sagesse, nous, nous annonçons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs» (1 Co 1, 22-23). Mais il avait au moins, direz-vous, toute tranquillité pour sa prédication? Non pas! Il ne respira jamais à l'abri des dangers: «Oui, je me suis présenté à vous faible, craintif et tout rempli de crainte» (1 Co 2, 3).
Tel était son lot, mais il était le même pour ses disciples aussi. «Rappelez-vous, dit-il, ces premiers jours où vous avez été illuminés pour connaître, après, un grand assaut de souffrances; tantôt vous étiez exposés en public aux opprobres et aux vexations, tantôt vous vous faisiez solidaires de ceux qui étaient ainsi traités. Vous avez accueilli avec joie la spoliation de vos biens» (He 10, 32-34). Et voici ce qu'il dit aux Thessaloniciens, cette fois: «Vous avez subi de la part de vos compatriotes exactement ce que nous avons subi nous- mêmes de la part des Juifs: ils ont mis à mort le Seigneur, ont persécuté leurs prophètes et nous ensuite; ils ne plaisent pas à Dieu et sont les ennemis de tous» (1 Th 2, 14-15). Et aux Corinthiens il écrivait encore: «Les souffrances du Christ abondent pour nous, et de même que vous partagez les souffrances, de même vous êtes associés à la consolation» (2 Co 1, 5); et aux Galates: «Est-ce en vain que vous avez tant souffert, s'il est vrai que vous avez pu souffrir en vain?» (Ga 3, 4)
Eh bien! voilà un homme qui proclame le message, et il est pauvre, c'est un homme du commun, et son message n'a rien pour séduire, et tout pour scandaliser voilà des auditeurs qui sont des gens pauvres, eux aussi, et de pauvres [PAGE 65] gens, des gens de rien; voilà que les dangers succèdent continuellement aux dangers, s'abattant sur les maîtres, s'abattant sur les disciples; voilà que l'homme que l'on annonce est un crucifié: qu'est-ce qui a pu donc susciter le triomphe? N'est-il pas évident que c'est une puissance divine et ineffable? Mais c'est évident pour chacun.
… éclate la puissance du crucifié
6. Tenez, réfléchissez à ce que Paul avait en face de lui, et vous le comprendrez parfaitement. Face à lui, c'est la situation inverse, et sur toute la ligne: on a la richesse, on est d'un grand milieu, d'un pays puissant, on possède les ressources de la rhétorique, une complète liberté d'action, une nuée de gens à vos ordres; on a vite fait d'étouffer toute tentative d'ouvrir des voies nouvelles. Et malgré ces avantages, on doit s'incliner devant les autres, partis d'une situation inverse: alors, dites-moi, comment expliquer cela? Imaginez un cas analogue: avec plusieurs corps d'armée, tout un armement, des troupes bien rangées en bataille, un roi est incapable de triompher des armées étrangères; et voici qu'un homme misérable, sans aucun équipement, seul, n'ayant pas le moindre javelot, pas même un vêtement, n'a qu'à se présenter pour réussir là où les autres avaient échoué avec tout leur armement, tout leur dispositif.
Alors, renoncez à votre erreur, donnez, sans faillir un seul jour, tous vos suffrages au crucifié, adorez sa puissance. Car enfin, un général exécute tout un plan autour de plusieurs cités, les entoure de fossés, amène des engins de siège près des remparts, fait couler des armes, enrôle des troupes, en disposant pour tout cela de ressources financières immenses, et il ne parvient pas à en faire tomber une seule; et un homme se lance à l'attaque, sans aucune arme sur lui, il fait usage seulement de ses mains, et il se porte non pas contre une cité, ou deux, ni contre vingt, mais contre cent, contre mille, sur toute la terre, et il s'en empare avec tous leurs habitants; il ne vous viendrait même pas à l'esprit de dire que c'est l'œuvre d'une force humaine. Et c'est bien la même évidence qui s'impose aujourd'hui.
[PAGE 66]
Pourquoi Dieu a-t-il permis que des brigands soient mis en croix avec le Christ, ou qu'avant lui se soient signalés tels ou tels imposteurs? Pour que nous ayons des termes de comparaison, et qu'ainsi la suprématie de la vérité apparaisse aux yeux des moins clairvoyants, que l'on ne voie plus en lui un brigand, un imposteur de plus, mais que l'on comprenne la distance infinie qui l'en sépare. Car rien n'a pu porter le moindre ombrage à sa gloire, ni le fait de partager les mêmes traitements que les brigands, ni l'apparition, à la même époque, de ces imposteurs. Dites, en effet, que c'est la croix et non la puissance du crucifié qui a été l'auteur du triomphe; les tenants de Theudas et de Judas sont là pour fournir une réfutation: leurs objectifs étaient les mêmes que les nôtres, des signes ont accompagné leur action, et ils étaient nombreux, mais ils ont été anéantis.
Je vous le répète, si Dieu a permis tout cela, c'est pour montrer surabondamment ce qui est sa marque propre. Il a permis que des faux prophètes se signalent à la même époque que les prophètes, que des faux apôtres se manifestent en même temps que les prophètes, pour vous apprendre que rien de ce qui vient de lui ne peut recevoir ombrage de quoi que ce soit.
Le monde antique dressé contre les chrétiens
7. Dois-je montrer par un autre biais la force étonnante, incroyable, qui était à l'œuvre dans cette prédication, dois-je vous apporter aussi la preuve que ses adversaires eux-mêmes ont contribué à son essor, à sa diffusion? Paul avait des ennemis qui prêchaient la foi dans Rome pour mettre le comble à la colère de Néron qui menait la lutte contre lui: ils se chargent de prêcher, eux aussi, pour élargir l'audience de la Parole et accroître le nombre des disciples, et pousser à bout la fureur du prince, rendre le fauve tout à fait féroce, en un mot. C'est ce qu'il affirme dans sa lettre aux Philippiens: «Je désire que vous le sachiez, frères: mon affaire a plutôt tourné au profit de l'Evangile; la plupart des frères, enhardis à cause de mes chaînes, redoublent d'intrépidité pour répandre sans crainte la Parole. Certes, il y en a qui [PAGE 67] le font par malveillance, pour susciter des querelles, mais d'autres le font par complaisance, vraiment. Les uns, c'est par esprit d'intrigue, dans une intention qui n'a rien de pur, en croyant aggraver le poids de mes chaînes; les autres par amour, sachant que je suis là pour défendre l'Évangile. Mais après tout qu'importe? D'une manière ou de l'autre, pour de mauvaises raisons ou dans un esprit de vérité, le Christ est annoncé» (Ph 1, 12 et 14-18).
Vous avez vu qu'ils étaient nombreux à prêcher pour des raisons de basse intrigue. Eh bien, cela n'a pas empêché la Parole de s'imposer, et elle l'a fait grâce même à ses adversaires!
Ah! des obstacles par ailleurs, il n'en manquait pas! Ainsi, les lois en vigueur alors n'étaient certes pas des auxiliaires, mais elles étaient même un élément d'opposition, elles entretenaient la guerre, et il y avait aussi la perversité et l'ignorance des calomniateurs, qui répétaient: «lls ont un roi, ce Christ.» Ils n'avaient pas idée de la royauté d'en haut, cette royauté qui doit inspirer une crainte sacrée, cette royauté sans bornes; alléguant que les Apôtres s'efforçaient d'établir un empire sur toute la terre, ils se répandaient en calomnies contre eux, et c'était la lutte, menée sur un front commun, et par chacun de ces ennemis individuellement; d'un côté, du point de vue de I'Etat, on prétendait que le régime établi allait être emporté, et que les lois étaient bouleversées; au plan privé, que chaque famille était déchire et se désagrégeait: ne voyait-on pas le père faire la guerre à son fils, le fils renier le père, les femmes leur mari, et les maris leur femme, les filles renier leur mère et chacun d'autres gens de sa parenté, les amis renier les amis, en une espèce de guerre aux mille visages, aux mille formes, qui gagnait les familles? Les membres en étaient divisés, les assemblées de notables troublées, les tribunaux plongés dans la confusion, comme si les coutumes ancestrales étaient en train d'être ruinées, les fêtes et le culte des dieux ruinés eux aussi, en bref, tout ce que les anciens législateurs avaient tenu à voir conservé avec une particulière vigilance, avant tout autre chose. Ajoutez à cela les soupçons chez [PAGE 68] les empereurs, qui faisaient pourchasser les chrétiens en tous lieux.
Et qu'on ne vienne pas dire que les difficultés étaient bornées aux pays de culture grecque, tandis que les Juifs, eux, assuraient la paix! Car les Juifs étaient précisément beaucoup plus mal disposés: n'allaient-ils pas, eux, jusqu'à les accuser de détruire les fondements de leur propre société? «Ils ne cessent pas, disaient-ils de proférer des paroles de blasphème contre le lieu saint et contre la loi» (Ac 6, 13).
Paul a maîtrisé ce gigantesque déchaînement. Avec quelles forces?
8. Alors, tandis que le feu se met partout, que l'incendie éclate dans les familles, dans les cités, dans les campagnes, dans les déserts, qu'il éclate chez les Grecs comme chez les Juifs, chez les princes comme chez les sujets, chez les parents proches aussi bien, tandis que la mer prend feu, que la terre prend feu, que les rois s'enflamment et que la fureur s'exaspère mutuellement, que la rage est pire que celle qui anime les fauves, voici que notre bienheureux Paul bondit dans cette gigantesque fournaise, se dresse au milieu des loups, et on a beau l'attaquer de tous côtés, non seulement il ne se laisse pas écraser sous les coups, mais il ramène tout ce monde dans la voie de la vérité.
Dois-je vous parler, après cela, d'autres combats, les plus difficiles? Le combat contre les faux apôtres, et celui qui lui faisait le plus mal, le combat contre la faiblesse de ses disciples: oui, nombreux étaient les fidèles qui se laissaient gâter. Et Paul, là aussi, résiste.
Mais avec quoi? Avec quelles forces? «Nos armes, dit-il, n'ont rien à voir avec l'ordre de la chair, mais elles sont capables, pour la cause de Dieu, de renverser les forteresses, car nous renversons les sophismes et toute puissance orgueilleusement dressée contre la connaissance de Dieu» (2 Co 10, 4-5).
Voilà qui modifiait tout, voilà qui donnait une tournure différente à toutes les vicissitudes. Voyez le feu qui prend, [PAGE 69] il rogne peu à peu les épines, elles se recroquevillent, disparaissent sous l'action de la flamme, et voilà les champs purifiés; eh bien, il suffisait que les mots sortent de la bouche de Paul, et plus impétueusement qu'une flamme, pour que tout cède, pour que tout disparaisse devant lui, cultes des divinités, fêtes, grands rassemblements religieux, coutumes ancestrales, lois corruptrices, passions collectives, menaces des princes, complot dans les familles, basses besognes des faux apôtres.
Prenons une meilleure comparaison encore: regardez monter les rayons du soleil, les ténèbres s'enfuient, les bêtes sauvages s'enfoncent et se cachent dans leurs tanières pour tout le reste du jour, les bandits s'éloignent, et promptement, les assassins rentrent au plus vite dans leurs cavernes, les pirates disparaissent, et les pilleurs de tombes se retirent, tandis que les débauchés, les voleurs et les cambrioleurs, craignant que la lumière du soleil ne les accuse, s'évanouissent au loin; tout devient clair et lumineux, la terre, la mer, car les rayons qui montent répandent partout leur éclat, sur les eaux des océans et sur les montagnes, sur les campagnes et sur les villes. Eh bien, quand le message fut proclamé par le héraut, quand Paul le répandit en tous lieux, on vit l'erreur s'enfuir, et la vérité faire à nouveau son chemin: graisses et fumées des sacrifices, cymbales et tambourins, beuveries et orgies, fornications et adultères, et tout le reste, qu'on n'ose même pas nommer, tout ce qui était perpétré dans les sanctuaires des idoles, tout cela prit fin, tout se consuma, comme la cire sous l'action du feu se liquéfie, tout fut comme de la paille dévorée par le feu; on vit au contraire la flamme lumineuse de la vérité monter resplendissante et gagner les hauteurs du ciel même, et tout ce qui devait entraver son essor ne faisait qu'ajouter à son élan, tout ce qui devait couper sa route ne faisait qu'ajouter à sa force; les périls n'arrivaient pas à en suspendre le mouvement impétueux, irrésistible, pas plus que la tyrannie des pratiques anciennes, pas plus que la puissance des coutumes et des lois ancestrales ou que la difficulté de faire admettre par les lois les implications de l'enseignement divin; non rien n'avait plus aucun poids.
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Je voudrais vous faire comprendre toute la force du phénomène qui a joué alors. Menacez les païens, je ne dis pas des périls, de la mort sous une forme ou une autre, ni de la faim, mais seulement d'une légère amende, vous les verrez sur-le-champ retourner leur conviction; mais chez nous, rien d'un tel comportement: on avait beau mutiler, assassiner les nôtres, leur faire la guerre en tous lieux, et mener cette guerre de mille manières, leur conviction s'épanouissait de plus en plus.
Oh! il n'est pas la peine de mentionner les païens de notre époque, gens vils et bien méprisables! Non, prenons l'exemple des païens de jadis, ceux que l'on admirait, ceux qui ont arraché des cris d'enthousiasme pour leur philosophie, un Platon, un Pythagore, le philosophe de Clazomènes, et quantité d'autres de la même taille, et vous verrez mieux alors la force du message prêché. Après que Socrate eut bu la ciguë, ses disciples, pour une partie d'entre eux, se retirèrent à Mégare, dans la crainte d'avoir le même sort, les autres durent abandonner leur patrie et la liberté, et mise à part une femme, une seule, ils n'eurent d'ascendant sur personne d'autre. Quant au philosophe de Cittium, malgré les écrits de philosophie politique qu'il laissa, il connut le même effacement de son influence [31] . Et pourtant ils n'avaient rien eu pour entraver leur route, aucun danger ne les avait arrêtés, ils n'étaient pas des gens sans talent, ils excellaient à manier le langage, l'argent ne leur avait pas manqué, et ils étaient d'un pays qui jouissait d'une renommée universelle: eh bien, avec cela, ils n'eurent aucun résultat.
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Voilà qui est bien caractéristique de l'erreur: sans que rien la trouble, elle se dissipe; et voilà qui caractérise la vérité: elle a beau être attaquée de bien des côtés, elle poursuit son expansion. La simple réalité des faits suffit à le proclamer: paroles et discours sont inutiles, la terre entière fait entendre sa voix, et tous les points du monde, cités et campagnes, continents et mers, contrées habitées, contrées désertes, sommets des montagnes. Car Dieu n'a pas laissé les déserts à l'écart de la dispensation de sa générosité, il les a comblés, eux aussi, de tous les biens qu'il nous a apportés en venant du ciel, et cela par la bouche de Paul, et par la grâce qui résidait en lui. Et cette grâce a resplendi, surabondante, en lui, parce qu'il avait, d'abord, manifesté un dynamisme qui l'en avait rendu digne, et c'est ainsi que la plus grande partie des merveilles que j'ai exposées est due à sa parole [32] .
Alors si Dieu a fait cet honneur au genre humain d'estimer l'un de ses membres digne de produire tant de grandes choses, soyons pleins d'émulation, attachons-nous à l'imiter, efforçons-nous de nous rendre semblables à lui, nous aussi, et n'allons pas croire que c'est irréalisable. Ah! je ne cesserai pas de le répéter, comme je l'ai déjà fait: il avait un corps exactement comme le nôtre, il se nourrissait comme nous, son âme était exactement comme la nôtre; mais, voilà, sa volonté était grande, et son dynamisme éclatant, et c'est ce qui l'a rendu tel que nous le voyons.
Alors pas de découragement, pas de laisser-aller! Prenez les dispositions d'esprit requises, et rien ne vous empêchera de recevoir la même grâce. Car Dieu ne fait pas acception des personnes: c'est lui qui l'a formé, et c'est encore lui qui vous attire; il a été son Seigneur, et il est aussi bien le vôtre; il a fait retentir le nom de Paul, et il cherche à vous couronner, vous aussi. Présentons humblement nos personnes à Dieu, purifions-nous, afin de recevoir, à notre tour, le même [PAGE 72] don surabondant et d'obtenir les mêmes biens, avec la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, maintenant et à jamais et pour les siècles des siècles.
Amen.
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<-CINQUIÈME HOMÉLIE: UN EXEMPLE POUR TOUS
1. Où sont-ils donc ces gens qui incriminent la mort et qui prétendent que notre corps, sur lequel tout fait impression, notre corps corruptible, leur est une entrave qui les empêche d'avancer vers la perfection? Qu'ils apprennent quels furent les mérites de Paul, et qu'ils mettent fin à leurs misérables accusations.
En quoi, dites-moi, la mort a-t-elle été jusqu'ici un handicap pour notre nature? En quoi le caractère corruptible de notre corps est-il une entrave qui empêche d'avancer vers la perfection?
Paul, un homme comme les autres
2. Réfléchissez à l'exemple de Paul, et vous verrez que naître mortels tourne tout particulièrement à notre avantage. Si cet homme n'avait pas été mortel, il aurait été incapable d'affirmer ou plutôt incapable de montrer ceci, car ce sont bien ses actes qui l'autorisaient à le dire: «Chaque jour je meurs, aussi vrai, frères, que vous êtes ma fierté dans le Christ Jésus, notre Seigneur» (1 Co 15, 31). C'est qu'en toute circonstance, nous n'avons besoin que d'énergie, ce qu'il nous faut, c'est seulement de l'ardeur, et rien n'empêche alors de nous classer dans les premiers.
Cet homme n'était-il pas mortel? N'était-il pas un individu que rien de particulier ne distinguait? N'était-il pas pauvre et obligé de gagner sa vie en travaillant chaque jour? Et son corps n'était-il pas soumis à toutes les nécessités de sa nature? Avec cela, qu'est-ce qui l'a empêché de devenir ce qu'il a été? Rien. Alors, si vous êtes pauvre, ne perdez pas courage, si vous êtes un homme comme il y en a tant, ne vous impatientez pas, si vous êtes quelqu'un du commun, ne vous affligez pas: laissez donc ces faiblesses aux gens dont la personnalité a fini par perdre toute fermeté, aux gens [PAGE 76] dont l'esprit est définitivement dépourvu de tout ressort. Car c'est bien là l'unique obstacle dans la voie de la perfection, une personnalité trop faible, un caractère dénué de fermeté; à part cela, rien, par ailleurs, ne saurait être un handicap!
Nous en trouvons un exemple manifeste dans le bienheureux Paul, qui nous a rassemblés aujourd'hui [33] . Rien, en effet, dans sa situation, et je vous en ai parlé à l'instant, n'a été un obstacle pour lui, et, inversement, la possession des atouts qu'il n'avait pas, lui, n'a jamais servi les païens, que ce soit le talent oratoire, une fortune considérable, une naissance illustre, une gloire immense ou la maîtrise du pouvoir.
L'énergie de Paul, son atout
3. Mais pourquoi considérer ici les hommes seulement? Ne devrais-je pas, une bonne fois, renoncer à borner mes propos à cette terre, alors que je peux prendre en considération les puissances célestes, les principautés, les dominations, et aussi les maîtres de ce monde de ténèbres? Ils ont reçu une nature toute particulière, et quel avantage cela fut-il pour eux? Ne viennent-ils pas comparaître devant Paul et devant tous ceux qui suivent son exemple? «Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges? À plus forte raison les affaires de cette vie?» (1 Co 6, 3)
Ah! une seule chose doit nous faire souffrir, le péché; une seule chose doit nous faire plaisir et nous réjouir, le bien. Donnons-lui toute notre ardeur et rien ne nous empêchera de ressembler à Paul.
Car ce n'est pas la grâce seule qui a fait de lui ce qu'il fut, c'est aussi bien sa propre énergie; et s'il y a bien eu intervention de la grâce, c'est parce qu'il y a eu tout d'abord intervention de son énergie. Deux choses, en lui, ont surabondé pareillement: les dons que le souffle de Dieu répandit sur lui, et la détermination qu'il ne devait qu'à lui-même. [PAGE 77] Voulez-vous connaître le don que Dieu lui fit? Ses vêtements inspiraient la crainte aux démons (Ac 19, 12). Mais ce n'est pas là ce que j'admire, pas plus que je n'admire le pouvoir qu'avait l'ombre de Pierre de dissiper les maladies (Ac 5, 15). Non, ce que j'admire, c'est de le voir accomplir tout ce qui nous émerveille avant de recevoir toute cette grâce, dès ses débuts, dès le point de départ même de son action: il était loin, alors, d'avoir cette force que donne la grâce, loin d'avoir été investi de sa mission, quand il s'enflamma d'une ardeur totale pour le Christ, au point de soulever contre lui tout le peuple juif. En se voyant dans un péril si grand – les choses en étaient au point que toutes les issues de la cité étaient bloquées, comme lors d'un siège –, il se fit descendre le long de la muraille, par une fenêtre (2 Co 11, 32-33), et, s'échappant, dans de pareilles conditions, il ne se laissa pas pour autant aller à la crainte, il ne se laissa pas gagner par la peur, il ne perdit pas courage, loin de là; au contraire, cette aventure ne fit que redoubler son énergie.
Et s'il se dérobait aux périls, cela entrait dans son plan; mais il ne se dérobait nullement à la prédication: au contraire, il empoignait de plus belle la croix pour suivre le Christ. Et il ne faut pas l'oublier, il avait l'exemple d'Etienne, encore tout à fait récent, et sous les yeux le spectacle des Juifs acharnés contre lui et respirant le meurtre, saisis même de l'envie de planter leurs dents dans sa propre chair (Ac 7, 54-60).
Contradictions de Paul?
4. Ainsi il se gardait de s'exposer systématiquement aux dangers, sans pour autant laisser faiblir son énergie en les évitant.
D'une manière analogue, il était tout à fait attaché à la vie présente, mais dans la mesure où elle était féconde; et il la méprisait tout à fait, mais dans la mesure où le mépris du monde débouchait sur la sagesse, et parce qu'il avait une hâte extrême de le quitter pour rejoindre Jésus.
C'est ce que je soutiens chaque fois qu'il s'agit de lui, et je ne cesserai jamais de le soutenir: personne, affronté à des [PAGE 78] situations opposées entre elles, ne leur a, comme lui, imprimé une tournure, d'un côté ou de l'autre, aussi juste. Personne, en tout cas, n'a aimé, autant que lui, la vie ici-bas, même parmi ceux qui tiennent extrêmement à la vie, et personne ne l'a méprisée autant que lui, même parmi ceux qui se ruent le plus follement dans la mort. En fin de compte, Paul était affranchi de tout désir, et il ne se donnait à aucune des réalités d'ici-bas; en toute circonstance, il mêlait sa faculté de désirer à la volonté de Dieu. Tantôt il affirme que la vie ici-bas présente plus d'urgence que la rencontre et le face à face avec le Christ, tantôt qu'elle est si pesante, si pénible qu'il gémit et aspire impatiemment à en être délivré.
Que désirait-il donc alors? Uniquement tout ce qui lui apportait un gain conforme au projet de Dieu, même si cela, en se réalisant, devait introduire une contradiction avec son comportement précédent.
Oui, Paul, au fond, était un être à facettes, une personnalité aux aspects multiples; ce n'est pas, à Dieu ne plaise, qu'il se donnait des masques! C'est que dans chaque circonstance, il se faisait tel que l'exigeait la nécessité de proclamer Jésus-Christ et de sauver les hommes, et en cela il ne faisait qu'imiter le Seigneur son Maître.
Car Dieu se manifesta, aussi bien, sous les traits d'un homme, quand cette manifestation-là était nécessaire (Gn 3, 8); il apparut dans le feu, jadis, quand la circonstance l'exigeait (Ex 19, 18), un jour il prit la forme d'un soldat lourdement armé (Jos 5, 13), une autre fois les traits d'un vieillard (Da 7, 9), ailleurs, il se manifesta dans une brise (1 R 19, 12-13), ici comme un voyageur (Gn 18, 1-15) et il se fit véritablement homme même, allant jusqu'à ne pas refuser de mourir (Mt 26, 39). Attention! Quand je dis «c'était nécessaire», que personne n'aille voir là l'expression, à prendre à la lettre, d'une nécessité, mais c'est bien plutôt l'amour qu'il porte aux hommes et rien d'autre, qui fait ici la nécessité.
De même, il est assis tantôt sur un trône (Ps 9, 5) et tantôt sur les chérubins (2 R 19, 15); mais toutes ces manifestations tendent à réaliser les plans qu'il s'est proposés. Voilà pour-[PAGE 79]quoi il dit par la bouche du prophète: «J’ai multiplié les visions et me suis fait semblable aux hommes par le biais des prophètes» (Os 12, 11, version des Septante).
Ainsi, on ne saurait incriminer Paul d'imiter le Seigneur son Maître, quand il se fait tantôt Juif, tantôt étranger à leur loi; tantôt il l'observait, tantôt il la méprisait (1 Co 9, 19-21); tantôt il se montrait attaché à la vie présente, tantôt il n'avait que dédain pour elle (2 Co 5, 1-5); tantôt il demandait de l'argent (1 Co 16, 1); tantôt il repoussait celui-là même qu'on lui offrait (2 Co 11, 7-11); tantôt il présentait des sacrifices et se rasait la tête (Ac 21, 17-26); tantôt il frappait d'anathème ceux qui suivaient ces pratiques (Ga 1, 8-9); tantôt il procédait à la circoncision (Ac 16, 3); tantôt il la rejetait (Ga 5, 2).
Contradiction dans les actes, mais l'inspiration, mais la pensée qui les commandaient, présentaient une suite, elles étaient parfaitement cohérentes [34] .
Souplesse de Paul, médecin des âmes
5. C'est vrai qu'il visait à un but unique, sauver tous ceux qui le voyaient et l'entendaient, et c'est bien cela qui le faisait tantôt exalter la loi et tantôt la rabaisser. Homme à facettes, personnalité aux aspects multiples, et pas seulement dans les actes, mais dans les paroles, aussi bien. Oh! ce n'est pas qu'il changeait d'avis ou qu'il se métamorphosait; non, il restait ce qu'il était, mais il maniait ses affirmations chaque fois en fonction de la nécessité du moment. Ne voyez donc pas là motif de le critiquer, mais, tout au contraire, de faire sonner haut et fort ses mérites, comme pour ceux qui ont gagné une couronne.
Regardez le médecin, justement: tantôt il cautérise, tantôt il laisse le mal se développer; tantôt il a recours au fer chaud, tantôt à une potion; telle fois il interdit nourriture et boisson, telle autrefois il pousse le malade à se suralimenter et à boire abondamment, un jour il lui recommande de [PAGE 80] se calfeutrer des pieds à la tête sous les couvertures, un autre jour – et c'est toujours le même malade qui devait précédemment avoir très chaud – de vider entièrement une fiole d'eau très froide. Le critiquerez-vous parce qu'il change de traitement, parce qu'il modifie constamment ses prescriptions? Non, vous vanterez plutôt son savoir-faire, qui l'amène à mettre en œuvre, et résolument, des moyens nous paraissant trop opposés entre eux pour ne pas être néfastes, et qui, en fait, offre toute garantie de sécurité. C'est à cette souplesse qu'on reconnaît le médecin qui possède son art. Si donc nous admettons qu'il ait recours à des traitements si opposés, à plus forte raison devons-nous proclamer l'excellence de Paul, qui se comportait avec ses malades, lui aussi, de façon si diversifiée.
Dieu et l'homme, malade récalcitrant
6. Quand c'est l'homme intérieur qui souffre, on a autant besoin de traitement et d'être pris en charge que si le corps était malade. Or, vouloir s'attaquer directement au mal, c'est faire s'évanouir toute chance de guérison. Alors, ne vous étonnez pas; Dieu, qui peut tout, suit cette règle connue des médecins, il ne s'y prend pas avec nous directement, et les hommes n'agiraient pas ainsi, eux aussi! Si Dieu désire que nous parvenions à la beauté intérieure de notre plein gré, et non contraints et forcés, ne lui faut-il pas agir selon une certaine démarche, non pas – loin de moi cette pensée – à cause de ses limites, mais à cause de notre propre faiblesse? N'a-t-il pas la faculté, lui, de faire un signe, et même, tout simplement, de vouloir, pour que sa volonté se réalise en tout? Or, nous, n'a-t-il pas suffi que nous soyons un jour libres de disposer de nous-mêmes pour que nous ne supportions pas de lui être dociles en tout? Et s'il nous entraîne malgré nous, c'en est fini du don qu'il nous a fait, je veux parler de cette faculté que nous avons d'agir librement. Aussi, pour éviter de toucher à ce don, lui a-t-il fallu mettre en œuvre tout un éventail de démarches.
Oh! Ne considérez pas ce que je viens d'exposer comme [PAGE 81] un développement gratuit de ma part! C'est la personnalité de cet homme si avisé, riche d'une telle diversité qui m'y a conduit.
La souplesse merveilleuse de Paul
7. Admirez-le donc, admirez-le qui cherche à éviter les périls, admirez-le qui s'expose aux périls: s'il y a ici un trait de courage, il n'y en a pas moins là une marque de sagesse. Admirez-le qui parle haut et fort, admirez-le pareillement qui fait entendre une voix plus discrète: s'il y a ici un trait d'humilité, il n'y en a pas moins là une marque de grandeur. Admirez-le qui se glorifie, admirez-le pareillement qui se dérobe aux éloges: s'il y a ici le signe d'un esprit dépourvu d'orgueil, il n'y en a pas moins là un trait de son amour et de sa dilection pour les hommes. C'est comme comptable du salut de la multitude qu'il agissait ainsi. Voilà ce qui lui fait dire: «Si nous avons été hors de sens, c'était pour Dieu; si nous sommes raisonnables, c'est pour vous» (2 Co 5, 13). Et qui eut autant d'occasions que lui de s'abandonner irrésistiblement à un fol orgueil, qui fut, autant que lui, pur de toute vanité?
Oui, examinez bien ce point. «La science enfle» (1 Co 8, 1). Nous pouvons tous être d'accord avec lui; et il est vrai que la science qu'il renfermait était telle que jamais créature humaine, depuis les origines, n'en avait portée. Eh bien, cela ne le soulevait pas d'orgueil, et même là il montre encore toute sa modestie. C'est pour cela qu'il affirme: «Partielle est notre science, partielle notre prophétie» (1 Co 13, 9), et encore: «Frères, je ne considère pas encore que j'ai atteint le but» (Ph 3, 13). Il dit également: «Si quelqu'un s'imagine connaître quelque chose, il ne connaît encore rien» (1 Co 8, 2). Le jeûne, lui aussi, gonfle d'orgueil, la preuve en est la parole du Pharisien: «Je jeûne deux fois la semaine» (Lc 18, 12). Mais Paul, lui, n'attend pas de jeûner pour se traiter d'avorton, il le fait alors même que la faim le tenaille (1 Co 15, 8)!
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Humilité et fierté de Paul: un judicieux dosage
8. Dois-je même prendre l'exemple du jeûne ou de la science quand, aussi bien, ses entretiens si nombreux et si longs avec Dieu – et nul parmi les prophètes, nul parmi les apôtres n'en eut jamais de pareils – ne servaient qu'à le rendre encore plus humble? Voilà pourquoi il est inutile de venir m'objecter ce qu'il en a écrit. Il en a tenu caché la plupart, et il s'est abstenu tout à la fois d'en révéler la totalité pour ne pas s'auréoler d'une gloire immense, et d'en cacher la totalité, pour ne pas laisser libre cours aux paroles des faux apôtres. Rien chez lui, n'était fait gratuitement; il agissait en tout pour des raisons justes et fondées; il se comportait dans des circonstances aussi diverses avec une sagesse telle qu'il mérite dans tous les domaines la même et unique approbation enthousiaste [35] .
Voici ce que je veux dire: c'est une grande vertu de ne pas raconter de grandes choses à son propre sujet; mais lui, quand il le fait, c'est avec tant d'à-propos qu'il rencontre plus d'approbation en parlant de lui-même qu'en gardant le silence! N'aurait-il pas adopté cette conduite, qu'on l'aurait critiqué, et plus vivement que les gens qui se décernent des éloges à tort et à travers. Pourquoi? S'il ne s'était pas glorifié, il aurait trahi et ruiné sa cause, et relevé par là la position de ses adversaires. Voyez comme il sait, en toute circonstance, agir avec opportunité et avec quel discernement, quelle droiture il sait faire ce qui est ordinairement déconseillé, et à quels résultats féconds il aboutit alors: c'est au point de se faire apprécier tout autant dans ce cas-là que pour avoir accompli les ordres de Dieu. Oui, Paul a réussi à se faire apprécier davantage en se glorifiant que toute personne qui aurait passé sous silence ses propres mérites! Personne, en effet, n'a aussi bien oeuvré en taisant ses mérites que Paul en les faisant connaître Et ce qui est plus admirable encore, non seulement il les faisait connaître, mais [PAGE 83] il se bornait à ce qu'il était nécessaire de dire. Il ne considérait pas que, telle circonstance lui donnant opportunément toute licence de parler de lui, il pouvait en user sans mesure; non il savait jusqu'où il pouvait s'avancer.
Mais cela ne lui suffisait pas! Au contraire, pour ne pas gâter les autres et les disposer à faire leur propre éloge gratuitement, il va jusqu'à se qualifier d'insensé: c'est bien lui qui avait parlé de lui-même, mais sous la pression de la nécessité. Ah! il était à prévoir, en effet, que les autres, en le voyant, se règleraient sur lui, à la légère et sans raison! N'est-ce pas ce qui arrive aux médecins? Souvent, le médicament qu'un tel a utilisé en tenant compte d'un contexte précis, tel autre, en l'utilisant à contre-temps, en a gâché et rendu nuls les pouvoirs. Pour éviter pareille faute, regardez quelles précautions il prend quand il doit se glorifier, reculant non pas une fois, ou deux, mais davantage: «Ah! si vous vouliez supporter un tant soit peu de folie chez moi» (2 Co 11, 1). Et encore: «Ce que je raconte, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais comme saisi de folie» (2 Co 11, 17). «L'état où il faut être pour avoir cette audace – il faut avoir perdu la tête – est bien le mien, à moi aussi» (2 Co 11, 21).
Mais toutes ces précautions ne lui suffisent pas. Voilà que de nouveau, au moment d'entreprendre son éloge, il cherche à se dérober à nos regards: «Je connais un homme» et plus loin: «Je pourrais me glorifier, en parlant d'un tel homme, mais s'agissant de moi, je ne veux pas me glorifier.» Et après tous ces ambages: «J'ai perdu la tête, c'est vous qui m'y avez forcé» (2 Co 12, 2.5.11). Qui, après cela, est assez fou, assez aveugle pour ne pas voir dans le comportement de ce saint apôtre, qui hésite et qui se dérobe, malgré des motifs pressants, devant son propre éloge (comme un cheval qui renâcle constamment en côtoyant les précipices) – et notez de quel projet pourtant il avait la responsabilité –, une raison suffisante de fuir absolument l'éloge de soi-même et de ne s'y livrer que si les circonstances l'exigent impérativement?
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Un merveilleux discernement
9. Voulez-vous que je vous montre un autre aspect de son comportement à ce sujet? Voici, en effet, de quoi susciter encore une fois notre admiration: il ne lui a pas suffi du témoignage de sa conscience; il a voulu aussi nous apprendre comment traiter cette question de l'éloge personnel, sous chacun de ses aspects; au lieu de se borner à faire son apologie en se fondant sur la nécessité imposée par les circonstances, il a enseigné aux autres à ne pas s'y dérober si des circonstances opportunes se présentent, et, au contraire, à ne pas s'y livrer inopportunément. Au fond, ses propos reviennent, à peu de choses près, à dire ceci: «C'est une grande faute de raconter de grandes choses à son propre sujet pour susciter l'admiration; et le comble de la sottise, mon bien-aimé, c'est de se parer de toutes sortes de louanges, quand aucune nécessité, et encore très contraignante, n'y pousse. Non, ce n'est pas là faire usage de la parole selon le dessein de Dieu; c'est plutôt le symptôme d'un accès de foile, qui réduit à rien le salaire que nous avaient mérité des sueurs et des fatigues sans nombre.» Voilà les propos qu'il tient, et d'autres encore, à tout le monde, pour nous dissuader, même si la nécessité se présente.
Il y a mieux encore. Même quand c'était le cas, il ne déballait pas devant toute la galerie ce qu'il avait à dire à son propre sujet; non, il en laissait dans l'ombre la plus grande partie, et ce qu'il y avait de plus grand. «J'en viendrai maintenant, dit-il, aux visions et aux révélations du Seigneur; je me retiens, de peur que quelqu'un ne m'estime au-delà de ce qu'il voit ou entend de moi» (2 Co 12, 1 et 6) Voilà ce qu'il disait pour apprendre à chacun, même en cas de nécessité, à ne pas porter à la connaissance de tous tout ce dont nous avons conscience, mais seulement ce qui peut être utile à nos auditeurs.
Regardez Samuel, lui aussi: il n'y a rien d'incongru à rappeler ici l'exemple de ce saint, également, car l'éloge, cette fois encore, vise à notre profit. Il se glorifia, lui aussi, un jour, et fit connaître tels actes qui manifestaient sa propre valeur. Eh bien, lesquels, direz-vous? Ceux qu'il était utile aux auditeurs d'apprendre. Car il ne se lança pas dans de [PAGE 85] grands développements sur la modération, sur l'humilité, ou sur l'oubli des torts subis. De quoi parla-t-il donc? De la vertu que le prince régnant à cette époque avait le plus besoin d'apprendre, la justice et l'intégrité (1 S 12, 1 et suiv.).
David, lui aussi, ne se glorifia que des actes qui pourraient amener l'auditeur à se corriger. Il se garda même de mentionner un quelconque trait de vertu; il se borna à ne faire mention expressément que d'un ours et d'un lion, rien de plus (1 R 17, 34). Développer à son propre sujet tout un discours qui n'en finit pas, voilà bien le travers d'un homme vaniteux, qui recherche les hommages; en revanche, ne citer que les choses indispensables au regard de l'utilité qu'elles présentent sur le moment, c'est le propre d'un esprit soucieux des autres, et qui considère l'avantage du plus grand nombre.
Une saine attitude, nu exemple pour nous
10. C'est bien ce que fit Paul. Car il était en butte à des propos laissant croire qu'il n'était pas un apôtre authentique, investi d'une puissance particulière; pressé par ces calomnies, il ne pouvait faire autrement que de publier très nettement les titres qui étaient les siens. Est-ce que vous voyez bien les précautions qu'il prend pour amener ceux qui l'écoutent à ne pas se glorifier à la légère?
D'abord, il montre que c'est la seule nécessité qui l'y amena. Ensuite, il va jusqu'à se traiter lui-même de fou, et il a mille façons de se dérober. Troisièmement, il se garde de tout dire, et s'il parle, il passe sous silence ce qui peut donner de lui l'image la plus avantageuse, et ne le fait toujours que sous la pression de la nécessité. Quatrièmement, il se glisse sous un masque et recourt à la formule: «Je connais un homme» (2 Co 12, 2). Cinquièmement, il ne met pas en avant la totalité de ses mérites, mais juste ce que les circonstances présentes exigent de faire connaître.
Ce comportement, vous ne le remarquez pas seulement quand il est amené à se glorifier; on le retrouve également quand il rudoie les gens. Et pourtant, direz-vous, n'est-il pas une bonne fois pour toutes interdit de rudoyer son frère? [PAGE 86] Eh bien, là aussi, il agit de manière si judicieuse qu'il en retire un crédit plus grand que les gens qui se répandaient en louanges envers les autres. Voilà pourquoi il a beau traiter les Galates d'insensés (Ga 3, 1), et par deux fois, même, et les Crétois de ventres mous et de bêtes malfaisantes (Tt 1, 12), cela n'empêche pas, bien au contraire, de faire sonner bien haut ses mérites. Il nous a donné une règle, une ligne de conduite: c'est de ne pas user de ménagements envers tous ceux qui n'ont cure de se conformer à la volonté de Dieu et de mettre en œuvre au contraire un langage qui puisse passablement les frapper. En définitive, il y a toujours chez lui une mesure, et c'est bien ce qui explique, quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, le crédit dont il jouit: il est le même, qu'il rudoie ou félicite les autres, qu'il marque son aversion ou qu'il les ménage, qu'il s'exalte lui-même ou qu'il soit modeste, qu'il se glorifie ou qu'il se juge un pauvre diable. Et faut-il vous étonner qu'en rudoyant les gens, en invectivant contre eux, il s'attire toute cette considération, quand déjà, après tout, le meurtre, la tromperie, la duperie sont autant de moyens d'en acquérir, dans le Nouveau comme dans l'Ancien Testament [36] .
Tous ses actes, toutes ses paroles, il faut donc les considérer avec beaucoup de soin, et c'est alors que nous l'admirerons, pour rendre gloire à Dieu en même temps, et nous appliquer, à notre tour, à nous conduire envers lui de manière à obtenir nous aussi les biens éternels, avec la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, maintenant et à jamais, et pour les siècels des siècles.
Amen.
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<-SIXIÈME HOMÉLIE: MA GRÂCE TE SUFFIT
Des faiblesses chez Paul?
1. Voulez-vous aujourd'hui, mes bien-aimés, que nous laissions de côté les hautes qualités de Paul, tout ce qui en lui force notre admiration, pour traiter au grand jour de ce qui, aux yeux de certains, offre prise sur lui? Nous verrons, aussi bien, que ces aspects-là sont tout aussi propres à lui conférer, à leur tour, éclat et grandeur [37] .
Qu'est-ce donc qui offre prise aux critiques chez lui? On l'a vu, direz-vous, craindre les coups telle et telle fois. Oui, c'est vrai: ainsi lorsqu'on lui fit présenter le dos aux lanières du fouet. Ce n'est pas la seule fois. Il y eut aussi, dans l'épisode de la marchande de pourpre, son attitude quand il faisait des embarras pour sa sortie de prison (Ac 16, 35-40). Le seul but qu'il visait, en agissant ainsi, c'était de s'assurer des garanties et d'éviter de retomber rapidement dans les mêmes ennuis. Eh bien, que penser de tout cela? Ce récit, plus que tout, montre combien il est grand et digne d'admiration. C'est qu'avec un tempérament comme le sien, qui n'a rien de téméraire, qui ignore toute folle bravade, avec un corps comme le sien, qui recule devant les coups et que le fouet fait trembler, il a montré, quand les circonstances l'exigeaient, autant de dédain que les puissances incorporelles envers tout ce qui passe pour redoutable.
Quand vous le voyez tout contracté, tout tremblant, rappelez-vous les fameuses paroles qui font de lui un émule des anges, qui trouve accès au ciel: «Qui nous séparera de l'amour du Christ? La tribulation, l'angoisse, la persécution, [PAGE 90] la faim, le danger, le glaive?» (Rm 8, 35) Rappelez-vous ses paroles non moins fameuses, lorsqu'il compte pour rien toutes ces épreuves: «La légère tribulation qui nous atteint pour un moment est en train de nous constituer, bien au-delà de toute mesure, une masse éternelle de gloire, à nous qui ne regardons pas les choses visibles mais les invisibles» (2 Co 4, 17-18). Ajoutez à cela les tribulations quotidiennes, la mort mille fois affrontée quotidiennement, et songez à toutes ces épreuves pour l'admirer, et aussi pour ne plus désespérer de vous-mêmes [38] .
Finitude et volonté humaines: la peur des coups
2. Car c'est justement cette faiblesse apparente de notre nature, c'est elle qui est la preuve la plus magistrale de son mérite, puisque c'est sans échapper aux contraintes qui pèsent sur le commun des hommes qu'il soutenait de pareilles affirmations. La masse des périls qu'il a affrontés aurait pu faire soupçonner, en effet, et peut-être a-t-on pu soupçonner, qu'il devait échapper à notre condition commune pour exprimer ce qu'il vient de dire. Mais si toutes les épreuves par lesquelles il passa furent permises, c'est pour vous apprendre que si sa nature en faisait un homme parmi tant d'autres, l'ardeur qui l'animait non seulement l'élevait au-dessus de tous, mais faisait de lui l'égal des anges. Il était bien homme, et d'âme et de corps, quand il endurait mille morts et méprisait toutes les vicissitudes, présentes et à venir. Mais c'est cette ardeur qui lui permettait de faire entendre ces affirmations extraordinaires et incroyables pour beaucoup: «Je souhaiterais être un objet de malédiction, séparé du Christ, pour mes frères, ceux de ma race selon la chair» (Rm 9, 3).
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Oui, nous pourrions surmonter toute espèce d'inquiétude inhérente à notre nature, à force d'énergie, il suffirait de le vouloir. Et rien n'est impossible à l'homme de ce que le Christ lui a ordonné. Ne perdons pas de vue le capital d'énergie qui peut être le nôtre, et Dieu, de son côté, mettra en nous un surcroît de force qui fera pencher notablement la balance; alors les périls auront beau fondre sur nous, nous n'en serons pas la proie. La peur des coups est loin d'être condamnable; ce qui l'est, plutôt, c'est de se résigner, par peur des coups, à un comportement qui bafouerait nos devoirs envers Dieu, et par conséquent il est plus juste d'admirer quelqu'un qui craint les coups dans les combats sans se laisser réduire plutôt qu'une personne qui n'éprouve nulle crainte. C'est alors, en effet, que le rôle de la volonté est mis en pleine lumière: craindre les coups est naturel, mais ne se résigner à rien de choquant sous l'empire de la peur, voilà la marque d'une volonté qui corrige les faiblesses de la nature et qui triomphe de sa fragilité. On n'est pas coupable pour être en proie à la douleur, mais plutôt pour être poussé par elle à des paroles ou à des actes qui n'agréent pas à Dieu. Si j'avais dit que Paul n'était pas une créature humaine, vous auriez eu raison de mettre en avant les faiblesses de notre nature pour réfuter par là mon raisonnement; mais si je vous dis et vous répète fermement que c'était un homme comme les autres, qu'il n'était pas d'une nature supérieure à la nôtre, mais qu'il l'emportait par sa volonté, votre objection tombe à plat, que dis-je, elle se retourne en faveur de Paul. Car cela revient à montrer sa grandeur, puisque tout en appartenant à la condition humaine il l'a dépassée. Et ce n'est pas seulement l'exalter, lui, mais c'est rabaisser le caquet des gens qui se sont laissé abattre une fois pour toutes, leur interdire de recourir à cette échappatoire (Paul aurait été doué d'une nature supérieure à la nôtre), c'est les presser, au contraire, de recourir à cet élan qui trouve sa source dans la volonté [39] .
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La peur de la mort
3. Mais, direz-vous, il lui est bien arrivé, aussi de redouter la mort. Oui, et cela aussi est bien dans notre nature. Mais c'est encore lui, lui qui craignait la mort, qui déclare en revanche: «Nous qui sommes dans cette tente nous gémissons accablés» (2 Co 5, 4), ou «Nous gémissons, nous aussi, intérieurement» (Rm 8, 23). Vous voyez comment il a contrebalancé la fragilité de la nature par la force qu'il lui a opposée grâce à sa volonté. Maintes et maintes fois, déjà, les martyrs, au moment d'être conduits à la mort devinrent livides, tant ils étaient remplis de peur et d'angoisse; mais c'est là justement ce qui les rend admirables: avec cette peur qu'ils avaient de la mort, pour le Christ ils ne dérobèrent pas à la mort. Paul, de même, avait beau redouter la mort, il ne cherchait pas le moins du monde à échapper à la géhenne pour l'amour du Christ, et lui qui tremblait devant le terme, cherchait à quitter ce monde [40] !
Ce comportement n'est pas propre à Paul: le chef des apôtres, qui déclara souvent être prêt à livrer sa vie (Mt 26, 35) avait une crainte profonde de la mort. Ecoutez par exemple les paroles que le Christ lui adresse à ce sujet: «Quand tu seras devenu vieux, on te nouera la ceinture et on te conduira où tu ne voudrais pas» (Jn 21, 18). Il visait par là la défaillance de la nature, non celle de sa volonté. La nature manifeste ses tendances, même contre notre gré, et l'on ne peut triompher de ses défaillances, même si l'on y met toute sa volonté, toute son énergie. Cela ne saurait nullement nous valoir des récriminations, et c'est bien plutôt ce qui doit nourrir l'admiration. Oui, doit-on nous blâmer de craindre la mort? Ne doit-on pas, en revanche nous féliciter de ne [PAGE 93] pas nous résigner, malgré notre crainte, à quoi que ce soit de vil? Ce n'est pas notre nature qui doit être blâmée pour ces faiblesses, c'est notre esclavage par rapport à elles. Ainsi, nous redresser après les assauts que nous livre notre nature, grâce à l'énergie de notre volonté, voilà qui est faire preuve de grandeur et qui mérite l'admiration.
C'est montrer là tout le pouvoir de la volonté, et fermer la bouche à ceux qui se lamentent en disant: «Pourquoi le courage ne nous est-il pas naturel?» Mais, je vous le demande, qu'importe qu'il soit naturel ou dû à l'action de la volonté? Dans quelle mesure, cependant, ceci est-il préférable à cela? Dans la mesure où l'action de la volonté permet de remporter la couronne, et fait apparaître le mérite dans tout son éclat. Mais, direz-vous, ce qu'il y a de ferme, c'est ce qui est inné. Je vous répondrai qu'une volonté bien trempée est ce qu'il y a encore de plus solide!
Regardez les martyrs: leur corps a été transpercé par l'épée, la nature a dû céder devant les armes, mais la volonté, elle, n'a pas succombé, elle n'a pas été confondue. Regardez Abraham: dites-moi, sa volonté n'a-t-elle pas triomphé de la nature, quand il reçut l'ordre d'égorger son fils, ne s'est- elle pas révélée plus puissante (Gn 22)? Regardez les trois enfants: le cas est le même (Dn 3). Et ne connaissez-vous pas ce mot de la sagesse païenne: à force d'habitude la volonté donne une seconde hérédité? Je dirais même, pour ma part, que la volonté est même la donnée première comme l'ont montré mes propos depuis un moment, et vous voyez ainsi que l'on peut se donner par un autre biais une solidité naturelle, pour peu qu'on ait une volonté bien trempée [41] et dans un état habituel de vigilance, et vous voyez aussi que l'on récolte plus d'éloges quand les qualités morales sont le fruit d'un choix, d'un acte de la volonté et non pas une donnée qui s'impose à vous. Ah! voici qui est admirable, absolument: «Je meurtris mon corps et le traite en esclave» [PAGE 94] (1 Co 9, 27). Ah! voilà où sa noblesse éclate pleinement, voilà ce qui porte mon admiration à son comble; ce n'est pas sans mal, je le vois, qu'il atteint la perfection, et, dès lors, il n'est plus possible à ceux qui se laissent aller de mettre en avant je ne sais quelles heureuses dispositions dont il aurait été doué, lui.
Puissance de la volonté
4. Quand il déclare: «Je suis un crucifié pour le monde» (Ga 6, 14), c'est à sa volonté que je donne le prix. Car on peut, oui, on peut très bien, grâce à une volonté rigoureuse, faire exactement comme si l'on tenait sa force de la nature. Si nous regardons cet homme en pleine lumière, l'exposant comme la statue même qui représente la vertu achevée, nous verrons que son ambition fut de porter les qualités qu'il s'était données grâce à sa volonté au degré de solidité qui est propre aux tendances innées. Il souffrait, c'est sûr, quand on le frappait, mais il ne méprisait pas moins la douleur que s'il avait été une des créatures incorporelles, qui ne souffrent pas, comme on peut s'en rendre compte par ses propos; ils font croire qu'il était loin de partager notre condition commune. Quand il dit: «Le monde est un crucifié pour moi et moi je suis un crucifié pour le monde» (Ga 6, 14), ou encore: «Et si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20), que déclare-t-il par là?
Qu'il a quitté son propre corps, rien de moins que cela! Et quand il nous confie: «Il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan» (2 Co 12, 7), qu'est-ce à dire sinon que sa souffrance se bornait au domaine physique, rien de moins que cela! N'allons pas dire qu'il était imperméable à la souffrance, non, mais il la repoussait, il la chassait grâce à ses immenses réserves de volonté. N'est-ce pas la même signification qu'il faut attribuer à bien d'autres déclarations, plus étonnantes encore, quand il se réjouit d'être fouetté, quand il se glorifie de ses chaînes? Quel autre sens donner à des propos comme celui-ci: «Je meurtris mon corps et je le traite en esclave, dans la crainte qu'après avoir servi de héraut pour les autres, je ne sois moi-même mis hors [PAGE 95] compétition» (1 Co 9, 27)? Ils révèlent la faiblesse de sa nature, mais d'après mon raisonnement, une volonté bien trempée.
Tout cela permet d'établir deux points, à considérer conjointement: il faut éviter d'une part que tous ces traits de grandeur ne laissent croire qu'il était d'une autre nature que nous et ne nous amènent à désespérer, d'autre part, et inversement, que toutes ces faiblesses ne nous amènent à. condamner une personne aussi sainte; au contraire, trouvons là des raisons de rejeter tout désespoir pour nous tourner vers de fermes espérances.
Le sens de l'équilibre. Paul violent?
5. Tout cela permet à Paul d'établir le rôle de la grâce divine, a contrario, et il le fait surabondamment, disons plutôt, pour ne pas laisser croire que rien ne venait de lui, généreusement. Mais il n'oublie pas, pour autant, de parler de sa propre énergie, pour ne pas vous amener à tout jeter entre les mains de Dieu et à sombrer dans un sommeil profond, au point de ronfler. Partout vous trouverez chez lui une mesure, une règle qu'il fixe avec beaucoup de rigueur.
Peut-être, direz-vous, mais il a attaqué très durement le fondeur Alexandre (2 Tm 4 14). Eh bien, que vient faire cet exemple? Il n'a pas parlé sous le coup de la colère, mais de la douleur qu'il éprouvait à cause de la vérité. Ce n'est pas pour lui-même qu'il souffrait, mais parce que cet homme s'opposait à la proclamation du message: «C'est un adversaire acharné de ma prédication», il ne dit pas: «de moi-même» (2 Tm 4, 15). En lançant ses imprécations, il manifestait tout son attachement à la vérité, mais ce n'est pas tout, il redonnait courage à ses disciples. Il était normal, en effet, qu'ils soient tous offusqués en voyant ceux qui bafouaient la Parole de Dieu le faire impunément; telle est la raison de ses propos.
Il lui est bien arrivé, me direz-vous, d'appeler un châtiment sur quelques individus: «S'il est juste, aux yeux de Dieu, de rendre la tribulation à ceux qui nous l'infligent», dit-il (2 Th 1, 6); attention! ce n'est pas qu'il souhaitait leur [PAGE 96] punition, à Dieu ne plaise, c'est qu'il n'avait de cesse de redonner courage à ceux qui étaient bafoués, et c'est bien pourquoi il ajoute: «et de vous rendre, à vous, qui la subissez, le repos» (2 Th 1, 7).
Et quand c'est lui-même qui subit quelque désagrément, écoutez-le, et voyez sa sagesse dans la façon de répondre aux attaques: «Insultés, nous bénissons; persécutés, nous endurons, calomniés, nous consolons» (1 Co 4, 12-13) Et si vous alliez prétendre que ses paroles ou ses actes, quand ils avaient pour fin l'intérêt des autres, étaient inspirés par la colère, c'est le moment ou jamais de prétendre que c'est sous le coup de la colère aussi qu'il rendit Elymas infirme (Ac 13, 4-12), ou que Pierre a été l'assassin, sous le coup de la colère également, d'Ananie et de Saphire (Ac 5, 1-11)! Mais personne n'est assez fou, assez stupide pour soutenir cela. On trouve ainsi beaucoup d'autres paroles ou actes qui ont l'air d'être autant de brutalités de sa part, et qui manifestent pleinement, au contraire, sa bonté. Lorsque, par exemple, il abandonne à Satan le Corinthien incestueux (1 Co 5), c'est l'effet d'une grande charité, de dispositions de tendresse, et c'est ce qui apparaît d'après la deuxième lettre aussi. Quand il menace les Juifs en leur disant: «La colère de Dieu les a pris de court et demeurera sur eux», ce n'est pas qu'il déborde de fureur (vous l'entendez, en tout cas, prier continuellement pour eux), il veut seulement leur faire peur et les ramener à plus de modération. Bon, direz- vous, mais il a insulté le grand prêtre, en lui lançant: «C'est Dieu qui va te frapper, muraille blanchie!» (Ac 23, 3) Certains, nous le savons, voulant justifier cette parole, prétendent qu'il faut y voir une prophétie; je ne le leur reproche pas, les choses se sont bel et bien passées comme cela, il est bien mort sous les coups. Mais voyons, si l'on manifeste une hostilité particulièrement vive dans une altercation avec quelqu'un, il est superflu, justement, de répondre à une remontrance: «J'ignorais que ce fut le grand-prêtre» (Ac 23, 5) (et s'il s'agissait d'une prophétie, pourquoi se défendre par cette même phrase?). Disons plutôt qu'il faut voir là une mise en garde pour les autres, une façon de leur apprendre à s'adresser avec courtoisie aux Scribes [PAGE 97] et aux Pharisiens, comme le faisait déjà le Christ. Il a dit tout ce qu'on peut dire et tout ce qu'on ne peut pas dire sur les scribes et les pharisiens, tout en affirmant: «Les scribes et les pharisiens occupent la chaire de Moise: faites donc et observez tout ce qu'ils pourront vous dire» (Mt 23, 2-3) Ainsi, en cette circonstance, Paul respecta la dignité du grand- prêtre en même temps qu'il annonça à l'avance ce qui devait arriver. Et s'il a retranché Jean de la communauté, il ne l'a fait qu'en ayant égard aux conséquences pour la prédication.
Responsabilité et fermeté
6. Quand on prend la responsabilité de ce ministère, en effet, on doit se garder de toute mollesse et ne pas être prompt à se laisser abattre; il y faut du courage, de l'énergie, ou alors qu'on n'aille pas se mêler d'une aussi magnifique tâche, si l'on n'est pas capable d'aller jusqu'à donner sa propre vie en échange de la mort, des périls; le Christ l'a dit lui-même: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renonce lui-même, qu'il se charge de sa croix et m'accompagne» (Mt 16, 24). Ne pas avoir ces dispositions-là, c'est trahir les autres en masse; mieux vaudrait rester tranquille, replié sur soi, que de se présenter devant tout le monde pour recevoir un fardeau qui excède vos forces, car alors on se perd, et les autres avec soi, et ils vous avaient fait confiance.
N'est-ce pas un peu aberrant? Si l'on ignore l'art de la navigation, la façon de lutter contre les flots, supposé même qu'une foule de gens vous y contraigne, on n'ira pas s'intaIler à la barre; et quand il s'agit de venir proclamer le message, on se mettrait sur les rangs, à la légère, au petit bonheur, on accepterait inconsidérément une charge qui vous met en contact avec mille et mille morts! Ni le pilote de navire, ni le gladiateur qui affronte les fauves ou celui qui a choisi le combat singulier, personne ne doit se mettre sur le pied de guerre, face aux mille occasions de périr, d'être massacré, comme celui qui prend en charge la proclamation du message. Ici les périls sont plus grands, comme les adver[PAGE 98]saires plus redoutables, et l'on ne se fait plus massacrer pour je ne sais quel enjeu, c'est le ciel qui est proposé comme prix, tandis que la gehenne est le lot réservé à ceux qui échouent; c'est du salut ou de la perdition de l'âme qu'il s'agit.
Et ce n'est pas seulement le prédicateur qui doit être ainsi sur le pied de guerre, c'est le simple fidèle: car c'est à tous, sans exception, qu'est lancée l'invitation à se charger de sa croix et à accompagner le Christ; et si c'est à tous qu'elle s'adresse, c'est à plus forte raison à ceux qui enseignent, aux pasteurs, dont faisait justement partie Jean, appelé aussi Marc. Dès lors c'est justice, s'il a été retranché, parce qu'il s'était mis en première ligne de la phalange et qu'il s'y était comporté comme le dernier des lâches. Et si Paul l'a renvoyé, c'est pour éviter que son manque de vigueur ne nuise à l'énergie des autres.
Quant à la dispute qui les opposa, d'après Luc, n'y voyez aucun motif d'accusation (Ac 15, 37-40). Ce n'est pas la dispute qui est insupportable, c'est de s'y livrer sans raison et sans fondement. «La colère injuste ne sera pas innocente» (Si 1, 22). Il ne s'agit pas simplement de la colère, mais de la colère injuste. Et que dit le Christ? «Celui qui se met en colère contre son frère sans sujet» (Mt 5, 22). Quant au prophète, il affirme: «Mettez-vous en colère sans tomber dans le péché» (Ps 4, 5). Si l'on ne peut donner cours à cette passion, même quand les circonstances vous y invitent, à quoi rime sa présence en nous? A rien, elle est vaine. Non, elle ne l'est pas, et si le Créateur l'a mise en nous, c'est pour corriger les pécheurs, pour réveiller les âmes endormies dans la faiblesse et en état de démission, pour secouer le sommeil des gens assoupis et en état de relâchement; il a mis en nos cœurs la colère comme la lame d'une épée, c'est pour nous servir d'elle, y trouver une force, quand il le faut. Paul s'en est souvent servi, et sa colère a quelque chose de plus attachant que des propos lénifiants, parce que tout ce qu'il faisait, c'était avec le sens de l'à-propos, et au service de la proclamation du message. Car la douceur n'est pas bonne purement et simplement, cela dépend des circonstances, et si vous supprimez l'opportunité, la douceur devient de la lâcheté, comme la colère un emportement impudent.
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Oh! en développant cela je n'avais pas pour but de défendre Paul, il se passe bien de nos discours! C'est que sa gloire lui vient non des hommes, mais de Dieu. Non, mon but était d'apprendre à ceux qui m'écoutent à faire usage de tout quand il le faut, comme je l'ai dit plus haut. Nous pourrons ainsi tirer profit de toute circonstance, et avec quelles richesses nous nous dirigerons vers le port abrité des tempêtes, pour y recevoir les couronnes immortelles! Et puissions-nous tous en être jugés dignes, avec la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance, maintenant et pour toujours, et pour les siècles des siècles.
Amen.
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<-SEPTIÈME HOMÉLIE: J'AI MENÉ LE BON COMBAT
Paul porte-étendard du Christ
1. Lorsque les dignitaires qui brandissent les insignes royaux, précédés du son fracassant des trompettes et d'une multitude de soldats, font leur entrée dans les cités, tout le peuple a l'habitude d'accourir pour entendre le fracas des instruments, pour voir les insignes élevés dans les airs, pour admirer l'air martial de celui qui Ies porte.
Eh bien donc, puisque Paul, quant à lui, fait son entrée aujourd'hui, non pas simplement dans une cité, mais dans l'humanité entière, accourons, nous aussi. Car il brandit un insigne, lui, qui n'est pas celui d'un royaume terrestre, mais qui est la croix du Christ qui règne aux cieux, et au lieu d'hommes, ce sont des anges qui le précèdent, pour honorer cet étendard et affermir celui qui le porte.
Car des anges ont été donnés déjà par le Maître de l'univers à ceux qui ont à conduire seulement leur propre vie sans avoir en charge les affaires publiques, pour veiller sur eux suivant cette parole: «L'ange qui m'a sauvé du mal depuis ma jeunesse» (Gn 48, 16); à plus forte raison les puissances célestes se penchent-elles sur les hommes qui ont entre leurs mains le salut de l'humanité, et qui avancent, porteurs du don qu'ils ont en charge, et il pèse d'un tel poids!
Quand on est investi de l'honneur de brandir les insignes royaux, on se drape de diverses étoffes, on porte autour du cou une parure d'or, on resplendit des pieds à la tête; Paul, lui aussi, a sa parure, ce n'est pas de l'or, ce sont des chaînes, et ce qu'il brandit, c'est la croix, et il est persécuté, il est fouetté, il souffre la faim. Oh! ne vous affligez pas, mes bien-aimés! Car voilà une parure plus précieuse, plus éclatante que l'autre, et ô combien plus agréable à Dieu! Et c'est justement ce qui l'empêchait de succomber. à la fatigue en portant la croix. Oui, c'est une chose merveilleuse: pris dans ces entraves, condamné à recevoir le fouet, le voilà [PAGE 104] plus rayonnant que les princes avec leur diadème et leurs étoffes de pourpre. Rayonnant, oui, je n'exagère pas, et la preuve vous en est donnée par les vêtements qu'il portait. Entassez donc diadème sur diadème et autant de robes de pourpre que vous le voudrez sur une personne minée par la maladie: vous aurez beau faire, vous n'arriverez pas à diminuer sa fièvre, même légèrement; les vêtements de Paul, au contraire, à peine entrent-ils en contact avec le corps d'un malade, qu'ils suppriment son affection (Ac 19, 12). Et quoi d'étonnant? Les insignes royaux ont le pouvoir de réfreiner l'audace des brigands, ils leur font prendre la fuite (et sans se retourner!); à plus forte raison, suffit-il aux maladies et aux démons de voir l'autre insigne, celui du Christ, pour battre en retraite et vite.
Son exemple dépasse-t-il nos forces?
2. Il portait cet étendard, mais pas en homme qui voulait être seul à le faire; non, il formait les autres à le porter, tout comme lui. Voyez ses paroles: «Devenez mes imitateurs, dans la mesure où vous avez en nous un modèle» (Ph 3, 17), et un peu plus loin: «Ce que vous avez vu et entendu, ce que vous avez constaté en moi, voilà ce que vous devez faire» (Ph 4, 9). Ou encore: «C'est par sa faveur qu'il vous a été donné non seulement de croire en lui, mais aussi de souffrir pour lui» (Ph 1, 29). Regardez donc la différence: dans notre monde, les dignités apparaissent d'autant plus grandes qu'elles se concentrent sur une seule personne; dans l'ordre spirituel, au contraire, l'éclat qui entoure un honneur est d'autant plus vif qu'un grand nombre de personnes en partagent le privilège, et que le bénéficiaire n'est plus seul, mais s'associe beaucoup de gens pour en jouir eux aussi.
Vous le voyez, tous portent l'étendard du Christ et chacun exalte son nom à la face des peuples et des princes, mais lui fait face, aussi, à la perspective de la géhenne, à la perspective du châtiment éternel. En vérité, cela il s'est gardé de le leur demander, direz-vous, car les autres n'auraient pu. Je vais vous faire une question: avez-vous remarqué de [PAGE 105] quelle perfection notre nature, oui, notre nature humaine, est capable? L'avez-vous remarqué: il n'est rien qui vaille plus que l'homme, tout mortel qu'il demeure? Qui est plus grand que Paul, je vous le demande? Qui est, au moins, à sa hauteur? De combien d'anges, de combien d'archanges n'est-il pas l'égal, l'homme qui a fait entendre les paroles que je viens de vous rapporter [42] ? Il a tout sacrifié pour le Christ, lui qui habitait un corps mortel et corruptible, tout, ce qui était en son pouvoir, et, disons mieux, ce qui ne l'était pas. Car il a sacrifié les choses présentes, les choses à venir, hauteur et profondeur et toute créature (Rm 8, 38-39).
Ah! si cet homme avait été doté d'une nature incorruptible, que n'aurait-il pas dit? Que n'aurait-il pas fait? Attention: si j'admire les anges, c'est parce qu'ils ont été élevés à la dignité qui est la leur, et non parce qu'il s'agit de créatures incorporelles. Voyez le diable: il est incorporel, il est invisible, et cela ne l'empêche pas d'être le plus malheureux de toutes les créatures parce qu'il s'est révolté contre Dieu son créateur. Voyez les hommes: leur malheur ne vient pas de la chair dont ils sont revêtus, mais du mauvais usage qu'ils en font: Paul, aussi bien, vivait dans un corps de chair! D'où vient donc sa grandeur? Il la doit et à ses propres forces et à celles que Dieu lui a données, et s'il la doit à celles-ci, c'est pour avoir déployé celles-là. Car Dieu ne fait point acception des personnes.
Mais comment, direz-vous, est-il possible d'imiter des hommes tels que lui? Écoutez-le: «Montrez-vous mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ» (1 Co 11, 1). Lui s'est fait l'imitateur du Christ, et vous ne sauriez même pas imiter celui qui est serviteur avec vous? Lui a rivalisé avec son Seigneur, et vous ne sauriez rivaliser avec celui qui est serviteur comme vous? Et que donnerez-vous comme excuse? Comment a-t-il pu imiter le Christ, me direz-vous? [PAGE 106] Eh bien, observez son comportement, à ce sujet, depuis le début et en remontant à ses premiers pas.
Les deux ambitions
3. Il surgit des eaux divines saisi d'un tel feu qu'il n'attendit même pas l'enseignement d'un maître: il n'attendit pas Pierre, il ne vint pas non plus trouver Jacques, ni quiconque, mais soulevé par son ardeur, il embrasa la cité au point de faire éclater contre lui une guerre implacable. Regardez-le déjà agir en tant que Juif; il outrepassait ses droits, faisant enchaîner les gens, les traînant en justice, confisquant leurs biens. Moïse, de même, sans avoir reçu mandat, s'opposait aux étrangers qui faisaient du tort à ses compatriotes. Voilà bien la manifestation d'une âme généreuse, d'un esprit libre, qui ne supporte pas, résigné au silence, le mal que l'on fait aux autres, sans pour autant avoir reçu mission de s'y opposer. Que Moïse ait bien fait de se lancer dans ce rôle de protecteur, Dieu l'a montré, en lui donnant mission par la suite, et c'est ce qu'il a fait aussi dans le cas de Paul.
Il a pris une heureuse initiative en se mettant à prêcher et à enseigner, et Dieu en a apporté la preuve en se hâtant de l'amener au rang des maîtres dans la foi. Ah! si c'est en visant les honneurs, la première place, qu'ils s'étaient lancés dans ces initiatives, en n'ayant en vue que leurs propres intérêts, on aurait raison de leur en faire grief. Mais du moment qu'ils aimaient les risques, qu'ils attiraient sur eux mille fois la mort, et cela pour sauver tous les hommes, tous sans en excepter un, qui serait assez misérable pour leur faire grief d'une ardeur aussi immense? C'est bien le désir passionné de sauver ceux qui se perdaient qui fut le motif de leur démarche, et le choix que Dieu fit de ces personnalités l'a attesté, comme l'a aussi attesté la ruine des hommes qui ont cultivé ce désir coupable auquel je viens de faire allusion.
Tel et tel ont pu, en effet, se lancer à la conquête du pouvoir, ambitionner la première place dans la nation, mais tous ont péri, les uns brûlés, les autres engloutis dans la terre [PAGE 107] qui s'entrouvrait (Ps 10,6 17-18). Et pourquoi? C'est qu'ils n'étaient pas guidés par le souci d'être les protecteurs de leur peuple, mais par leur attachement passionné à la prééminence. Ozias, par exemple, s'élança à la conquête du pouvoir, mais il fut à jamais frappé de la lèpre (2 R 15, 1-5). Simon s'élança à la conquête du pouvoir, mais il fut condamné et il encourut les derniers châtiments (Ac 8, 9-24). Paul, lui aussi, s'élança, mais il fut couronné, et sa couronne, ce ne fut pas une charge sacerdotale, des honneurs, mais les fatigues et les risques de celui qui se fait serviteur. Et c'est à la mesure du zèle et de l'ardeur qui guidèrent sa course qu'on proclame ses mérites et qu'il brille dès ses débuts.
Je vais prendre une comparaison: celui qui a reçu mission de commander, s'il n'assume pas sa charge comme il le doit, n'en mérite que plus, un châtiment; inversement, celui qui, sans avoir reçu mission, n'en prend pas moins en charge, et en s'en acquittant fort bien, je ne dis pas les obligations du sacerdoce, mais les devoirs dictés par la sollicitude qu'on a pour la multitude des hommes, celui-là a droit à toutes les récompenses. Animé de cette sollicitude, il ne demeura pas un seul jour en repos, cet être plus violent que le feu, et dès l'instant même où il émergea du bassin aux eaux sacrées, il alluma en lui-même une immense flamme, il ne songea ni aux dangers, ni aux moqueries et aux insultes des Juifs, ni à leur défiance à son égard, il ne fut arrêté par aucune considération de ce genre. Doté plutôt d'un autre regard, le regard de la charité, doté d'une autre intelligence, il allait de l'avant, porté par une inépuisable impétuosité, pareil à un torrent, bousculant sur son passage les convictions des Juifs, leur montrant par les Ecritures le véritable Messie.
Et pourtant il n'avait pas encore reçu les dons abondants de la grâce, il n'avait pas encore été admis à la plénitude de l'Esprit saint; eh bien, cela ne l'empêchait pas, d'emblée, de s'embraser, et de se jeter dans tous ses actes en homme qui cherche la mort, comme s'il voulait réparer son passé, agissant sur tous les fronts, se dépensant et se ruant au plus fort de la bataille, là où se concentraient les risques et les dangers.
[PAGE 108]
Un homme soumis, un homme craintif?
4. Or, cet homme que nous venons de voir si hardi, si impétueux, cet homme qui exhalait du feu, se montrait au contraire si docile avec ceux qui avaient charge d'enseigner la foi et se laissait si facilement conduire par eux qu'il se gardait de se laisser emporter par le même torrent d'énergie pour les contrer. À cet homme bouillant, déchaîné, on venait dire de partir pour Tarse (Ac 9, 30) pour Césarée (Ac 23, 23), et il ne s'y opposait pas; on lui disait de descendre le long d'une muraille et il l'acceptait (Ac 9, 25); on lui conseillait de se raser (Ac 21, 24), et il ne résistait pas; on lui disait de ne pas paraître à l'assemblée (Ac 19, 30), et il obéissait.
Il était l'homme attaché en toutes circonstances au seul intérêt des fidèles, à la paix et à la concorde entre eux. Et en toutes circonstances, s'il se ménageait, c'était pour pouvoir proclamer la bonne nouvelle.
Ainsi, quand vous apprenez qu'il envoie son neveu auprès du chiliarque (Ac 23, 16-17) pour se soustraire aux périls qui le menacent en justice, quand il en appelle à César (Ac 25, 11) et se hâte d'aller à Rome, n'allez pas voir là des traits de lâcheté! En effet, lui qui gémissait de se voir vivant sur cette terre, comment n'aurait-il pas préféré être avec le Christ? Lui qui dédaignait les demeures du ciel et portait son regard bien au-delà de la condition des anges, à cause du Christ, comment aurait-il été attaché aux biens de ce monde? Alors quelle était la raison de sa conduite? C'est qu'il voulait persévérer dans la proclamation de la bonne nouvelle, et ne partir de ce monde qu'avec une foule d'hommes, tous couronnés comme lui.
Oui, il avait une crainte, en effet: devoir quitter un jour cette terre comme un artisan bien insuffisant, bien faible, du salut de la multitude. D'où ces paroles: «Demeurer dans la chair est plus urgent pour votre salut» (Ph 1, 24). D'où quand il vit le jugement favorable du tribunal lui-même, lorsque Festus déclara: «On aurait pu relâcher cet homme, s'il n'en avait appelé à César» (Ac 26, 32) [43] , son absence de [PAGE 109] honte de se trouver enchaîné et mené avec une masse d'autres prisonniers coupables, eux, d'une masse de crimes; il ne rougissait pas de partager leurs chaînes, allant même jusqu'à étendre sa sollicitude à tous ses compagnons de traversée, et pourtant, quant à lui-même, il n'avait pas à se faire de souci sur son sort, et il savait bien qu'il ne courait aucun risque; et le voilà franchissant cette longue distance sur mer tout entravé de chaînes et tout rempli de joie, comme un magistrat qui s'en va, avec toute son escorte, prendre possession de très hautes fonctions. Et c'est que l'enjeu proposé n'était pas mince! C'était la conversion de Rome! Il n'en négligea pas pour autant les occupants du bateau, bien au contraire il remit le calme dans les esprits, en racontant la vision qu'il avait eue et qui leur apprenait que «tous ceux qui faisaient route avec lui par lui seraient sauvés» (Ac 27, 24).
Oh! ce n'est pas pour exalter sa personne qu'il agissait ainsi, mais pour les disposer à se laisser convaincre par lui. Et si Dieu permit que la mer soit agitée, c'est pour que tous, ceux qui ne faisaient pas confiance à Paul, ceux qui lui faisaient confiance, soient les instruments qui serviraient à manifester la grâce qui était en lui. En effet, il avait conseillé de ne pas lever l'ancre, on ne l'avait pas suivi et on s'était trouvé dans le plus grand péril; mais loin de se montrer sévère, après cela, il déploya sa sollicitude comme un père pour ses enfants et il fit tout pour les arracher à leur perte.
Il arriva à Rome, et là encore quelle douceur ne met-il pas dans ses entretiens! quelle indépendance il a quand il ferme la bouche des incrédules! Il ne s'arrêta pas à Rome, mais de là il courut en Espagne [44] .
Fécondité des persécutions
5. Affronté aux dangers, c'est alors qu'il redouble de confiance, et c'est là qu'il puise davantage d'audace, et pas lui seulement, mais ses disciples, eux aussi, par son exemple. S'ils l'avaient vu céder, tomber tant soit peu dans la crainte, [PAGE 110] peut-être auraient-ils renoncé, eux aussi; mais, inversement, en le voyant toujours plus résolu, et, alors même qu'on l'insultait, toujours plus acharné, alors ils annonçaient la bonne nouvelle avec pleine assurance. Il nous le montre par ses propos: «La plupart des frères, enhardis grâce aux chaînes qui me retenaient redoublent d'une belle audace à proclamer sans crainte la parole» (Ph 1, 14).
Voyez un général courageux: ce n'est pas seulement, il s'en faut, quand il massacre et taille en pièces les ennemis, c'est quand il est blessé même, qu'il inspire plus d'audace à ses troupes, et c'est plutôt en recevant des blessures qu'en blessant les adversaires. Oui, lorsque ses troupes le voient tout couvert de sang, atteint en plusieurs endroits, et, malgré cela, peu disposé à céder aux ennemis, vaillamment debout, brandissant sa lance, frappant ceux qui lui résistent, sans faiblir devant ses souffrances, les soldats aussi combattent avec une énergie redoublée.
Il nous le montre, justement, en ne se contentant pas de dire: enhardis, mais en ajoutant: «ils redoublent d'une belle audace à proclamer sans crainte la parole». Et cela veut dire: «C'est maintenant, plus qu'au temps de ma liberté, que mes frères ont manifesté leur hardiesse.» Lui- même à son tour, fut gagné par une ardeur encore plus forte, redoublant de vivacité contre ses ennemis, et les persécutions en se développant contre lui développèrent sa hardiesse et furent le fondement d'une plus grande intrépidité. On l'avait jeté en prison, et voilà qu'il rayonnait d'un tel éclat qu'il en ébranla les fondements, qu'il en ouvrit les portes, qu'il opéra le retournement du geôlier qu'il gagna à la foi (Ac 16 24-34) et qu'il amena presque un changement chez le juge, qui en arriva à avouer: «Il s'en faut de peu que tu m'aies convaincu de devenir chrétien» (Ac 26, 28). Une autre fois, il fut lapidé (2 Co 11, 25), et voilà qu'entré dans cette cité où on le lynchait il la convertit (Ac 14, 4 et 19) [45] ! Tantôt les Juifs (Ac 18, 13), tantôt les Athéniens le citèrent pour [PAGE 111] le juger (Ac 17, 19) et voilà ses juges devenus ses disciples, ses adversaires ses humbles auditeurs (Ac 17, 34)!
Voyez le feu, qui en s'abattant sur des matériaux divers prend de plus en plus de force et trouve de quoi se développer dans la matière qui lui est offerte; eh bien, c'est exactement ce qui se passait avec Paul: il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour opérer le retournement de ceux qui entraient en contact avec lui et les gagner à sa cause, et ses adversaires, saisis par sa parole, avaient vite fait de devenir un aliment pour ce feu spirituel, et un moyen à leur tour de faire croître la parole de Dieu et lui faire gagner du terrain pour en atteindre d'autres. D'où ses paroles: «Je suis enchaîné, mais la parole de Dieu, elle, n'est pas enchaînée» (2 Tm 2, 9). On l'obligeait à prendre la fuite: il s'agissait bien, certes, d'une persécution, mais cela revenait à l'envoyer, lui et ses disciples, instruire d'autres peuples (Ac 13, 50-51; 14, 5-7)! L'action qu'auraient pu avoir ses amis, ses compagnons de combat, ce sont ses ennemis qui l'opéraient; en ne lui permettant pas de rester fixé en un endroit, en chassant vers tous les points de l'horizon ce médecin des âmes, ce sont eux, qui manoeuvraient contre lui et qui l'expulsaient, qui permettaient à tous d'entendre sa parole! On avait beau le remettre en prison, on ne faisait qu'exciter l'enthousiasme des disciples; on chassait les disciples, et on ne faisait qu'envoyer des maîtres aux peuples qui en étaient dépourvus, on le citait devant une instance plus importante, et on ménageait un bienfait à une importante cité. Aussi le tourment qu'infligeaient les apôtres aux Juifs leur arrachait cette plainte: «Que ferons-nous à ces gens-là?» (Ac 4, 16) Ce qui revenait à constater: «Les mesures que nous arrêtons contre eux, voilà qu'elles aboutissent à les rendre plus forts.» On l'avait livré au geôlier pour le garder étroitement, et c'est lui-même qui fut gardé, et plus étroitement, par Paul! On l'avait mis dans un convoi de prisonniers, pour l'empêcher de s'enfuir, et c'est lui qui faisait retentir sa voix auprès des prisonniers!
On l'avait mis dans ce convoi qui allait par mer, dans l'obligation où l'on était d'en finir au plus vite avec le déplacement, et voilà qu'un naufrage se produit et permet d'instruire les gens.
[PAGE 112]
On le menaçait de mille et mille châtiments, pour étouffer sa prédication, et sa prédication ne faisait que s'exalter davantage. Et ils répétaient ce qu'ils avaient dit à propos du Seigneur: «Tuons-le, pour éviter que les Romains ne viennent et ne ruinent notre cité et notre peuple» (Jn 11, 48); ce fut le résultat contraire: les Juifs le tuèrent et ce fut pour cette raison que les Romains ruinèrent leur peuple et leur cité, et ce qui, à leurs yeux, devait être pour la prédication une barrière, en devenait l'auxiliaire. Ce fut la même chose avec Paul: tous leurs assauts contre sa prédication, pour tenter de la ruiner, n'aboutirent qu'à la renforcer et à projeter l'Apôtre vers les sommets d'une gloire inexprimable [46] .
Autant de motifs pour nous de rendre grâces au Dieu qui fait si bien tourner les choses, de célébrer la béatitude de Paul, l'instrument de ces merveilles, et de demander dans notre prière d'obtenir, à notre tour, les mêmes biens avec la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui la gloire va au Père, avec lequel il la partage, ainsi qu'avec l'Esprit saint, pour les siècles des siècles.
Amen.
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<-APPENDICES
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APPENDICE 1
LA «PROSE SPECTACLE» DES HOMÉLIES ET LE LECTEUR MODERNE
Pourquoi le nier? Le lecteur d'aujourd'hui peut éprouver une difficulté, voire de l'irritation, quand il assiste à un tel déploiement de rhétorique, et le traducteur le sait bien, qui doit passer de cette langue grecque si façonnée par les leçons d'éloquence à un langage plus moderne. N'y aurait-il pas, même, un paradoxe? D'un côté une personnalité bouillante, un homme d'action intrépide, saint Paul, et dénué d'éloquence, nous dit Chrysostome; de l'autre, une série de discours riches de toute l'agilité verbale acquise chez les maîtres de rhétorique.
Justement, nous assistons, oui, à un déploiement d'éloquence, et spectaculaire aussi bien, pourquoi le dissimuler? Il s'agit bien de ce que Roland Barthes nomme «la prose spectacle»; simplement, c'est ici qu'il nous faut éviter, nous modernes, les malentendus à propos de ce genre rhétorique qu'était la prose d'apparat, «prose décorative» par excellence.
Nous avons affaire à des textes destinés d'abord à être entendus, et non pas lus. Pensons donc à l'auditoire dont nous pourrions nous sentir, dans un premier temps, bien différents. «Rien n'est plus intensément vivant qu'une homélie de Jean Chrysostome, parce qu'il avait devant lui des gens habitudes à discuter, à retourner les idées dans tous les sens. De telles gens ne se laissaient pas facilement convaincre, étant d'une race qui, depuis des siècles, se livre au jeu royal de la pensée servie par l'habileté de la parole» (A.-M. Malingrey, Studies on St John Chrysostom, Salonique, 1973). Il ne faut jamais oublier ces remarques essentielles.
Jean Chrysostome a été formé, comme tant d'autres Pères, par une tradition littéraire, où l'éloge des héros et des morts, en particulier, obéissait à des règles extrêmement codifiées. Il [PAGE 116] n'est pas prouvé définitivement qu'il ait été, à Antioche, l'élève du célèbre professeur Linanius, dont la pédagogie et le rayonnement ont été étudiés de façon si attachante par le Père Festugière dans Antioche paienne et chrétienne, Paris, 1959. En tout cas, il a baigné quatre ans, sans doute, dans un milieu où la lecture et la mémorisation des textes les plus fameux étaient poussés à un point que nous avons du mal à imaginer: et cela amenait à la composition et à la déclamation, devant des auditoires divers, de discours inspirés de Démosthène, Euripide, Thucydide etc.
Nous avons la chance de posséder plusieurs exemples d'éloges, funèbres ou non, rédigés par les plus grands prosateurs des \r et siècles avant notre ère: Lysias, Gorgias, Platon, Isocrate etc. La virtuosité des orateurs s'y donnait libre carrière, à l'intérieur, il faut le redire, de rubriques dont la liste et le contenu étaient très minutieusement arrêtés – trop à notre goût – et qui ne souffraient pas du tout d'être négligées.
L'éloge devait faire éclater les qualités «extérieures» du personnage, comme disaient les rhéteurs: origine illustre ou noble; gloire et ancienneté de sa cité; prestige des relations sociales; étendue de la fortune; beauté etc. Nous avons du mal à concevoir ce que pouvait être une telle énumération triomphale d'avantages de toutes sortes, saisis dans les mailles d'un filet qui ne devait rien laisser passer; écoutons Socrate, témoin ironique, se récriant au début du Ménéxène: «Ils ont une si belle manière de louer, en attribuant à chacun les qualités qu'il a et les qualités qu'il n'a pas, et en émaillant leur langage des mots les plus beaux, qu'ils ensorcellent nos âmes» (235 A; trad. d'E. Chambry), et un peu plus loin: «La parole et la voix de l'orateur, pénétrant dans mes oreilles, y résonne si fort que c'est à peine si le quatrième ou le cinquième jour je me reconnais et me rends compte en quel endroit de la terre je me trouve. Jusque- là, je ne suis pas loin de croire que j'habite les îles des bienheureux, tant nos orateurs sont habiles» (235 B).
Or Jean Chrysostome prend des libertés, et très grandes, avec les règles, et disons l'étiquette qui préside aux éloges. Il a même une façon provocante de faire l'éloge de… tout ce qu'il convenait de taire, au contraire! Ainsi les rubriques touchant les avantages «extérieurs» restent vides, ou plutôt Jean insiste (cf. l'index [PAGE 117] des citations scripturaires et des thèmes) sur la pauvreté, le travail manuel de saint Paul, sa fréquentation des prisonniers embarqués pour Rome etc. Mais par là il fait apparaître l'œuvre souveraine de la grâce; d'autre part, et de façon très pédagogique, il ne fait pas apparaître en Paul un de ces êtres supérieurement doués et comblés comme étaient les bénéficiaires des panégyriques, et dont l'image devenait paralysante pour l'auditoire, comme l'atteste Socrate. De même dans une civilisation où la «philotimia», le goût très vif des marques d'honneur, est de règle (et liée au prestige de la parole publique), Jean utilise un tel penchant pour l'orienter vers d'autres valeurs, qui sont d'ordre spirituel.
APPENDICE 2
UN EXORDE TYPIQUE: PRESTIGE ET PUISSANCE DE LA PAROLE
[...] Je me demande pour quel autre objet je pourrais faire appel à l'éloquence, si je n'en usais aujourd'hui, et par quel moyen je pourrais bien être plus agréable à moi-même, aux panégyristes des hommes vertueux, à l'art oratoire enfin, qu'en manifestant mon admiration pour un tel homme. D'abord, ce sera là la façon la plus adéquate de m'acquitter d'une dette: s'il y a une dette envers les personnalités qui, entre autres mérites, ont eu celui de l'éloquence, c'est bien à l'éloquence de l'assumer. En second lieu, les auditeurs dont je parlais plus haut trouveront ici à la fois un agrément et une exhortation à la vertu; c'est qu'en faisant l'éloge de quelqu'un, on donne de l'ampleur, je le sais, à ses mérites. Enfin, du point de vue de l'art oratoire lui-même, de toute façon, la portée de mon discours sera positive: s'il approche des mérites à célébrer, il aura fait la preuve de sa puissance; et dans le cas contraire, ce qui est fatal quand on a à faire à une telle personnalité, mon discours aura montré par le fait sa propre faiblesse, et par conséquent la supériorité de cet homme sur le pouvoir de l'éloquence.
[PAGE 118]
Grégoire de Nazianze, Discours funèbre en l'honneur de Basile de Césarée, ch. I.
APPENDICE 3
LA COMPARAISON HYPERBOLIQUE
Morceau de choix dans l'éloge, la comparaison avec les devanciers, si illustres soient-ils. C'est une série de joutes où l'on fait entrer en lice, tour à tour, les plus grands noms, qui finissent par s'incliner, tour à tour, devant le bénéficiaire du panégyrique. Et la compétition n'est pas limitée à un et un seul endroit du discours; elle fournit, à propos de chaque aspect, une rubrique où l'auteur ne recule pas devant les hyperboles les plus hardies! Jean est même très modéré, par rapport aux virtuosités des rhéteurs contemporains.
Ainsi, dans le discours funèbre de Basile de Césarée prononcé par Grégoire de Nazianze, on peut relever systématiquement les comparaisons qui sont l'aboutissement – et quel aboutissement – de chaque développement. On jugera de la modération de Chrysostome en lisant ces lignes où culmine l'éloge des ancêtres de Basile: «Nous tiendrions pour néant les Pélopides, les Cécropides, les Alcméonides, les Éacides, les Héraclides, et ceux que leur naissance place hors de pair […]», les plus illustres lignées mythologiques servant de faire-valoir (ch. III).
S'agit-il de son éducation? Grégoire fait appel à celle d'Achille pour montrer, par comparaison, son caractère dérisoire, ou à toutes sortes de légendes très connues depuis toujours, pour établir l'excellence de Basile dès son adolescence. Et de même pour son sacerdoce, son épiscopat, sa bonté envers les pauvres, ses travaux intellectuels.
Véritable exorde avant l'exorde, plusieurs chapitres font comparaître les plus hautes figures de l'Ecriture: «Dans les temps anciens comme aujourd'hui ont paru des hommes que leur piété a rendus illustres, qu'il s'agisse de législateurs, de chefs militaires, de prophètes, de docteurs, d'hommes courageux jusqu'au sang, et c'est en mettant en parallèle leur conduite et [PAGE 119] celle de l'homme célébré aujourd'hui que nous apprenons à le connaître» (ch. LXX).
Successivement comparaissent Adam, Enos, Enoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Aaron, Josué, Samuel, David, Salomon, Elie, les jeunes gens dans la fournaise, Jonas, les Macchabées, Jean-Baptiste, Pierre, Paul, Etienne.
APPENDICE 4
LA SÉDUCTION ORATOIRE
Dans la troisième homélie sur l'incompréhensibilité de Dieu, Jean dénonce une «maladie» redoutable, et son analyse nous permet de comprendre la part de la séduction oratoire ici même: «Cette foule innombrable que j'ai en face moi, et si attentive à mes propos, voilà qu'au moment le plus auguste, j'ai beau la chercher du regard, souvent je ne la trouve plus. Cela me peine vivement: quand c'est un serviteur de Dieu, comme vous, qui parle, alors quel empressement, quelle ardeur intense, on se bouscule les uns les autres et on ne manque pas de rester jusqu'au bout; et quand le Christ doit paraître lors des sacrés mystères, voilà l'église vide, déserte. [...] Si vous écoutiez le sermon en vous concentrant, on verrait votre empressement à y venir se manifester par des actes: car vous ruer vers la sortie dès qu'il est terminé, c'est prouver que vous n'en avez rien saisi ni retenu, et si l'instruction demeurait fixée dans vos cœurs cela vous ferait certainement rester à l'intérieur pour assister avec une piété accrue à nos redoutables mystères» (725 B-C).
APPENDICE 5
BOSSUET, PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL
Comment parler de Paul adéquatement?
«Quand je rappelle à mon souvenir tant de peuples que Paul [PAGE 120] a conquis, tant de travaux qu'il a surmontés, tant de mystères qu'il a découverts, tant d'exemples qu'il nous a laissés d'une charité consommée, ce sujet me paraît si vaste, si relevé, si majestueux, que mon esprit se trouvant surpris, ne sait où s'arrêter dans cette étendue, ni que tenter dans cette hauteur, ni que choisir dans cette abondance; et j'ose bien me persuader qu'un ange même ne suffirait pas pour louer cet homme du troisième ciel. [...] Que me reste-t-il donc, Chrétiens, après vous avoir confessé ma faiblesse et mon impuissance, sinon de recourir à Celui qui a inspiré à saint Paul les paroles que j'ai rapportées: Cum infirmor, tunc potens sum: «Je suis puissant lorsque je suis faible»? Après ces beaux mots de mon grand Apôtre, il ne m'est plus permis de me plaindre; et je ne crains pas de dire avec lui que «je me plais dans cette faiblesse», qui me promet un secours divin. [...]»
Sa rudesse d'expression
«Il est trop passionnément amoureux des glorieuses bassesses du christianisme, pour vouloir corrompre par les vanités de l'éloquence séculière la vénérable simplicité de l'Evangile de Jésus- Christ. [...] Mais, grand Paul, si la doctrine que vous annoncez est si étrange et si difficile, cherchez du moins des termes polis, couvrez des fleurs de la rhétorique cette face hideuse de votre Evangile, et adoucissez son austérité par les charmes de votre éloquence. A Dieu ne plaise, répond ce grand homme, que je mêle la sagesse humaine à la sagesse du Fils de Dieu!»
Sa force de persuasion
«Nous admirons dans ses admirables Epîtres une certaine vertu plus qu'humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les entendements; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu'on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force vitale et impétueuse qu'il avait acquise aux montagnes d'où il tire son origine, ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vigueur qu'elle apporte du ciel d'où elle descend.»
[PAGE 121]
L'imitation de Jésus-Christ
«Donnez du sang, bienheureux Apôtre; votre Maître lui donnera une voix capable d'émouvoir le ciel et la terre. Puisqu'il vous a enseigné que sa force consiste en sa croix, portez-la par toute la terre, cette croix victorieuse et toute-puissante; mais ne la portez pas imprimée sur des marbres inanimés, ni sur des métaux insensibles; portez-la sur votre corps même, et abandonnez-le aux tyrans, afin que leur fureur y puisse graver une image vive et naturelle de Jésus-Christ crucifié.»
Faiblesse de Paul
«[...] Ne vous étonnez pas, Chrétiens, si laissant à part ses miracles et ses hautes révélations, et cette sagesse toute divine, et vraiment digne du troisième ciel, qui paraît dans ses écrits admirables, et tant d'autres sujets illustres qui rempliraient d'abord vos esprits de nobles et magnifiques idées, je me réduis à vous faire voir les infirmités de ce grand Apôtre, et si c'est sur ce seul objet que je vous prie d'arrêter vos yeux... Je médite son panégyrique, en tâchant de vous faire voir ces faiblesses toutes-puissantes par lesquelles il a établi l'Église, renversé la sagesse humaine, et captivé tout entendement sur l'obéissance de Jésus-Christ.»
Conquêtes de Paul
«Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable; avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal et sans suite à ceux qui ne l'ont pas assez pénétré. [...]» Et d'ajouter: «Il ira, cet ignorant dans l'art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l'étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs; et malgré la résistance du monde, il y établira plus d'Église que Platon n'y a gagné de disciples par cette éloquence qu'on a crue divine. [...] On a vu les plus sublimes esprits, après s'être exercés longtemps dans les plus hautes spéculations où pouvait aller la philosophie, descendre de cette vaine hauteur où ils se croyaient élevés, pour apprendre à bégayer humblement dans l'école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.»
[PAGE 123]
POUR MIEUX TIRER PROFIT DE CE LIVRE
[PAGE 125]
<-IDÉES-FORCES DES SERMONS SUR SAINT PAUL
1. La découverte de la foi. Homélie 4 surtout.
De l'aveuglement à la lumière. 4, 1.
La vocation de Paul. Comment la vocation se concilie-t-elle avec la liberté humaine. 4, 2.
La foi et ses négateurs. La résistance des faibles et des lâches. 4, 5.
La condition tragique du chrétien. La leçon que nous donne l'Apôtre. 4, 6, 7.
2. Portrait de Paul, portrait de l'apôtre chrétien. Homélies 2 à 6.
L'auteur revient presque dans toutes ses homélies sur le sujet pour relever les qualités complémentaires et parfois paradoxales de l'Apôtre: joies et larmes, 2, 2, 5; amour passionné du Christ, 2, 4; mansuétude et charité, 3, 2, 3; énergie et souplesse, 5, 5; humilité et fierté, 5, 7; discernement des esprits, 4, 9; force et faiblesses, 6, 1 et 7, 4.
3. Les exemples bibliques. Homélie 1.
Jean Chrysostome est l'homme de la Bible. Faute de typologie, il y cherche des modèles, qui défilent ici: Abel, Abraham, Jacob, Job, David, Elie, Jean-Baptiste (1re homélie), Samuel (5' homélie). Et en particulier l'archange Michel, protecteur de l'Église. Hom. 2, 7.
4. L'idéal évangélique du chrétien.
Nous trouvons sans cesse esquissé le portrait de l'Apôtre, de tout chrétien, apôtre. Il faudrait relire sous cet angle les sept homélies pour y trouver en filigrane ce qu'est un apôtre. Ses qualités et ses choix. Relevons ici particulièrement:
[PAGE126]
l'élan et la joie. 2, 1;
la passion pour le Christ. 2, 4;
l'utilisation des épreuves et des persécutions. 4, 5-6; 7, 5;
l'énergie associée à la douceur. 5, 5; et le beau thème du médecin. 3, 2; 5, 5-6;
l'humilité et la fierté. 5, 8;
la grâce et l'action de la volonté. 6, 9;
le sens de l'équilibre et le discernement des esprits. 5, 9;
grandeur et limites de l'homme. 6, 1;
faiblesses de l'homme 2, 1-2; 4, 5; 5, 1-2; 6, 1-3; 7, 4.
5. Saint Paul et nous. Homélie 7 surtout.
On peut dégager des homélies la leçon permanente que nous a laissée saint Paul, ce pourquoi Jean Chrysostome et tant de chrétiens après lui l'ont imité:
Paul est une provocation à l'action et au courage. 1, 2.
Pour Paul le chrétien est un mobilisé sous la bannière du Christ, 7.
La responsabilité des autres et du monde entier. 1, 7, 9-10; 3, 2-4; 1, 5; 5-6; 5, 4-6; 7, 4.
Paul reste parmi ses exploits et ses visions parfaitement homme, à la fois tendre et violent, 6, 5; courageux et conscient de ses limites, 6, 1. Il redoute la mort, 6, 3; il redoute les coups, 6, 2.
Il nous laisse un exemple de sagesse et d'indépendance, le témoignage d'un amour de feu au service du Christ. Principalement, il nous fait découvrir que la charité est la plénitude de la perfection, 3, 6.
Le lecteur pourra prolonger l'étude en cherchant lui-même dans les lettres l'illustration de ces idées-forces, spécialement dans les premières lettres: Thessaloniciens, Corinthiens, Philippiens, mais aussi la seconde partie des Actes des apôtres. Utiliser aussi l'index scripturaire, qui permet de connaître la Bible et les choix de Jean Chrysostome.
[PAGE 127] <-INDEX SCRIPTURAIRE
Genèse (Gn)
2,10-14 1,1
3,8 5,4
4,4.8 1,3
6,9 1,4
8,7 1,4
12,1 1,5
14,12-16 1,5
18,1-15 5,4
22 1,5; 6,3
26,15-22 1,6
29,15-30 1,7
39,7-20 1,8
48,16 7,1
Exode (Ex)
19,18 5,4
32,2 1,10
Deutéronome (Dt)
32,8 2,7
Josué (Jos)
2,1-21 4,2
5,13 5,4
6,22-25 4,2
1er Samuel (1 S)
12,1 et suiv. 5,9
1er Rois (1 R)
17 et 18 1,12
17,34 5,9
19,12-13 5,4
2e Rois (2 R)
4,12 3,5
15,1-5 7,3
19,15 5,4
Job (Jb)
7,5 1,9
Psaumes (Ps)
4,5 6,6
8,6 2,1
9,5 5,4
102,14 3,3
102,20 1,14
103,4 1,14
106,17-18 7,3
Siracide (Si)
1,22 6,6
Isaïe (Is)
59,20 3,3
Jérémie (Jr)
10,23 3,3
14,7 3,3
[PAGE 128]
Daniel (Dn)
3 6,3
10,13 2,7
12,1 2,7
Osée (Os)
12,11 5,4 (trad. des Septante)
Jonas (Jon)
3 4,2
Matthieu (Mt)
3,4 1,13
5,22 6,6
5,44 3,1
14,4 1,13
16,24 6,6
23,2-3 6,5
26,35 6,3
26,39 5,4
Marc (Mc)
1,2 1,14
Luc (Lc)
18,12 5,7
Jean (Jn)
11,48 7,5
15,16 4,2
21,18 6,3
Actes des Apôtres (Ac)
4,16 7,5
5,1-11 6,5
6,13 4,7
7,54-60 5,3
8,9-24 7,3
13,4-12 6,5
13,50-51 7,5
14,4-7 7,5
14,8-10 2,7
15,37-40 6,6
16,3 5,4
16,24-34 7,5
16,35-40 6,1
17,19 7,5
17,34 7,5
18,3 4,5
18,13 7,5
19,12 5,3;7,1
19,30 7,4
20,7-12 2,7
20,34 1,9;3,5
21,17-26 5,4
23,3 6,5
23,5 6,5
23,16-17 7,4
25,11 7,4
26,28 7,5
26,32 7,4
27,24 7,4
Romains (Rm)
6,13 2,3
8,23 6,3
8,35 6,1
8,38-39 1,5;7,2
9,2 2,5
9,3 1,12
9,3 2,5
9,3 6,2
10,1 3,3
[PAGE 129]
10,2 3,2
11,20-21 3,2
11,26 3,3
11,29 3,3
11,31 3,3
13,9 3,6
15,25 4,5
16,1-2 3,5
1re Corinthiens (1 Co)
1,22-23 4,5
1,26-28 4,5
2,1-4 4,5
3,18 4,1
4,11 4,5
4,12-13 6,5
5 6,5
6,3 5,3
8,1-2 5,7
9,18 1,14
9,19-21 5,4
9,20-22 3,4
9,27 6,3 et 6,4
11,1 3,1 et 7,2
12,31 3,6
13,9 5,7
15,8 5,7
15,31 1,3 et 5,2
16,1 5,4
16,2 4,5
16,15-16 3,5
16,18 3,5
2e Corinthiens (2 Co)
1,5-7 4,5
2,4 3,4
2,8 3,4
2,14 2,3
4,10 1,3
4,17 2,1; 6,1
5,1-5 5,4
5,13 5,7
6,12 1,9
10,4-5 4,8
11,1 5,8
11,6 4,5
11,7-11 5,4
11,17 5,8
11,21 5,8
11,23-27 1,7
11,29 2,5
11,32-33 5,3
12,1 5,9
12,2 1,5; 5,8; 5,10
12,5 5,8
12,6 5,9
12,7 6,4
12,10 2,2
12,11 5,8
12,15 3,5
12,20 3,4
12,21 3,4
Galates (Ga)
1,13-14 4,1
1,15-16 4,2
2,20 6,4
3,1 5,10
3,4 4,5
4,19 1,9; 3,4
5,2 5,4
6,14 1,8; 6,4
Ephésiens (Ep)
5,1 3,1
[PAGE 130]
5,2 3,1
6,17 1,3
Philippiens (Ph)
1,12 4,7
1,14 7,5
1,14-18 4,7
1,24 1,12; 2,4; 7,4
1,29 7,2
2,17-181,3; 2,2
3,13 2,2; 5,7
3,17 7,2
4,9 7,2
Colossiens (Col)
1,28 3,4
1re Thessaloniciens (1 Th)
2,14-15 4,5
2 Thessaloniciens (2 Th)
1,6 6,5
7 6,5
1re Timothée (1 Tm)
1,5 3,6
2e Timothée (2 Tm)
2,9 7,5
2,24-26 3,4
4,6 1,3
4,7-8 2,8
4,14-15 6,5
Tite (Tt)
1,12 5,10
Hébreux (He)
2,7 2,1
10,32-34 4,5
11,38 2,6
[PAGE 131] <-INDEX DES THÈMES
Anges
1,2-4
1,14
2,1
2,4
2,7
5,3
6,2
7,2
Attachement au Christ
1,5
2,3-4
2,6
3,1
7,2
Croix
4,4-6
7,1
Épreuves
1,3
1,7
1,9
2,2-4
4,5-6
7,1
Esprit saint
1,1
1,3-4
7,3
[PAGE 132]
Faiblesse humaine
2,1-2
4,5
5,1-2
6,1-3
7,4
Feu (image)
3,6
4,8
5,3
7,3
7,5
Joie
2,2
2,4
6,4
7,1
7,4
Médecine (image)
3,2
5,5-6
Mort
5,2
6,2-3
Patience
1,6-7
1,9
Renoncement
1,5
1,8-9
1,14
Salut des hommes
1,7
1,9-10
3,2-4
3,5-6
5,4-6
7,4
Signes
4,1-4
7,4
Volonté
1,15
2,2
2,6-8
4,8
5,2-3
6,2-4
7,2-3
[PAGE 133]
INDEX DES PERSONNAGES
Abel 1,3
Abraham 1,5
Apollonios de Tyane 4,4
David 1,11 ; 5,9
Elie 1,12
Isaac 1,6
Jacob 1,7
Jean-Baptiste 1,13
Job 1,9
Joseph 1,8
Michel 2,7
Moïse 1,10 ; 7,3
Néron 2,4 ; 4,7
Noé 1,4
Ozias 7,3
Platon 4,8
Pythagore 4,8
Samuel 5,9
Simon le Magicien 7,3
Socrate 4,8
Zénon 4,8
[PAGE 134]
<-GUIDE BIBLIOGRAPHIQUE
En dehors de notre Dictionnaire des Pères de l'Église, p. 153-161 [=p. 144-152 de la nouvelle édition], le lecteur pourra se reporter au guide bibliographique de Jean Chrysostome, La conversion, collection « Pères dans la foi », n° 8 ; aux diverses introductions d'A.-M. MALINGREY, aux œuvres de Jean Chrysostome, traduites dans les Sources chrétiennes.
[Voir aussi A. PIÉDAGNEL, Jean Chrysostome. Panégyriques de S. Paul, Sources Chrétiennes 300, Paris, 1982.]
Jean Chrysostome et son milieu
FESTUGIÈRE (A.J.), Antioche païenne et chrétiennes. Libanius, Chrysostome et les moines de Syrie, Paris, 1959 (Étude fondamentale).
TARDIF (H.), Jean Chrysostome, coll. « Église d'hier et d'aujourd'hui », Paris, 1959 (Première initiation à la biographie avec un choix de textes. Rapide survol).
L'homme et son œuvre
MOULARD (A.), Saint Jean Chrysostome. Sa vie, son œuvre, Paris, 1949 (Livre qui ne se trouve qu'en bibliothèque actuellement. La masse des citations restitue le visage du saint et la diversité des sujets abordés, replacés dans leur contexte historique).
Saint Paul
Jean Chrysostome a commenté l'ensemble des lettres pauliniennes. [voir PdF 35-36, Jean Chrysostome commente Saint Paul]
On trouvera une biographie de grande qualité historique, de lecture accessible, avec une bibliographie bien choisie chez J.-R. ARMOGATHE, Paul ou l'impossible unité, Paris, coll. « Douze hommes dans l'histoire de l'Église », 1980.
NOTES
[1] [Note 1 p. 19] PG 50, col. 473-514. Traduction établie après consultation, également, de l'édition Savile, Eton, 1614.
[2] [n. 2 p. 19] Le mot est philosophia. Il peut désigner la vie chrétienne dans sa perfection, et notamment son accomplissement monastique: cf. A.-M. Malingrey, Philosophia. Étude d'un groupe de mots dans la littérature grecque, des présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, 1961. En traduisant par «sagesse» nous voulons bien dire que Paul a su répondre à la perfection, dans sa vie, à la grâce recue.
[3] [n. 3 p. 20] Cette idée que l'échec est glorieux quand le sujet offert au prédicateur est d'une telle envergure qu'il dépasse ses forces, nous la trouvons chez Libanius, qui fut sans doute le prestigieux maître d'éloquence de Jean Chrysostome.
Ces précautions oratoires, cette ingéniosité dans l'exorde sont à remettre dans un contexte qui leur redonnera sens pour nous: cette société est aussi passionnée de gloire que les héros d'Homère, et de beau langage aussi, et un beau discours, pour Grégoire de Nazianze par exemple, est un véritable cadeau offert à la personne admirée, et, en quelque sorte, multiplié par le nombre des lecteurs ou auditeurs de tous les temps à venir. La fonction de la parole ornée apparaîtra, avec ses limites aussi, si l'on compare notre texte avec l'exorde de l'oraison funèbre en l'honneur de saint Basile par Grégoire de Nazianze (cf. appendice 2).
[4] [n. 4 p. 20] La comparaison systématique – pour nous, peut-être, d'une surabondance excessive – est un des moments obligés de l'éloge dans la rhétorique grecque. La comparaison avec des discours païens, d'Isocrate, par exemple (Éloge d'Athènes, 380 avant Jésus-Christ), montre combien Jean est intégré à une tradition très fixée, dont les Vies dites parallèles de Plutarque sont, en un sens, un illustre exemple; il est intéressant de comparer, sur ce point, l'éloge de Paul et l'éloge que fait Grégoire de Basile, qui est affronté en une série de combats singuliers à Noé, Abraham, Isaac, Job, Josué, Samuel, David, Jean... (cf. en fin de volume).
[5] [n. 5 p.21 ] On a du mal à imaginer ce que pouvait être la force et la portée de l'esprit agonistique en Grèce, depuis les origines, et encore en ce siècle de notre ère. Cet esprit de compétition a fortement marqué bien des aspects de la vie grecque, en proposant pour fin des actes, quels qu'ils fussent, non le profit, mais la réputation, la suprématie, le prestige, la gloire. Cf. l'épisode fameux de la colère d'Achille dans l'Iliade, et la devise qu'un héros, Glaucos, proclame fièrement, écho des leçons paternelles: «se montrer toujours supérieur aux autres, toujours les surpasser» (VI, 208). La vie est ainsi présentée comme une incessante lutte de vitesse pour décrocher le premier prix dans chaque discipline: concours de déclamation, joutes oratoires à l'assemblée, représentations théâtrales dans le cadre d'un concours, émulation dans le dévouement et la générosité financière pour la cite, etc.
[6] [n. 6 p. 23] Saint Paul, dans la 2e épître aux Corinthiens (12, 2), avoue avoir été élevé au troisième ciel, c'est-à-dire jusqu'à la demeure de Dieu qui est vraiment le ciel du ciel. Et cependant ce n'est pas cela qu'il recherche, mais l'amour de Jésus et la diffusion de l’Évangile.
[7] [n. 7 p. 24] C'est encore le mot philosophia (cf. note 1) que choisit Jean Chrysostome pour désigner le comportement parfait d'Abraham dans l'obéissance à Dieu jusqu'au renoncement à son fils: cet acte de folie est sagesse selon Dieu.
[8] [n. 8 p. 25] Le vocabulaire des exercices sportifs est constant dans les exhortations de Jean. Le terme employé ici désigne d'abord une fosse remplie de sable pour l'entraînement au saut et, par extension, l'espace où s'affrontent les athlètes.
[9] [n. 9 p. 28] L'énumération des personnages évoqués comme prophètes montre bien que ce mot désigne ici (et souvent chez les Pères) tous les hommes de Dieu de l'Ancien Testament: législateurs, conducteurs du peuple, rois… qui lui donnerait de manifester ce qu'il voulait, ce qu'il désirait.
[10] [n. 10 p. 29] C'est bien le goût développé par les sophistes de «l'argumentation subtile et aventureuse», selon l'expression de L. Méridier dans sa these sur L'influence de la Seconde sophistique sur Grégoire de Nysse. Il y montre la minutie infinie qui tourne et retourne un sujet sur toutes ses faces, et fait très judicieusement observer que «la rapidité du discours parlé peut plus facilement donner le change sur la valeur de l'argumentation».
[11] [n. 11 p. 29]Le mot ange, en grec, signifie messager. Jean Chrysostome ne l'ignore pas et il peut donc faire allusion à deux textes de l'Écriture. En premier lieu l'évangile de Marc (1, 2) qui applique à Jean-Baptiste l'oracle d'Isaïe (40, 3): «Voici que j'envoie mon messager…» (en grec, angelos et en latin angelus, ange). En second lieu Malachie (2, 7) qui, parlant du prêtre, en général, dit de lui: «il est messager (ange) de Yahvé.»
[12] [n. 1 p. 34-35] Le Père Festugière a montré comment l'éducation à la grecque, par la fréquentation très assidue des auteurs anciens, proposait des valeurs, une «manière grecque de vivre»: «C'est le contact avec les bonnes lettres qui enseigne la bonne manière, la manière grecque de vivre». Or, croyons-nous, plusieurs fois, Jean, adepte zélé de la rhétorique, dissocie pourtant culture païenne et éthique païenne, recourant à l'une pour s'opposer fortement à l'autre, saint Paul bafouant, par exemple, les notions de convenance, de bienséance (Antioche païenne et chrétienne, Paris, 1959, ch. VI).
[13] [n. 2 p. 37] Replaçons ces homélies dans leur contexte littéraire: la prédication chrétienne doit sans doute beaucoup aux diatribes des moralistes cyniques, qui prenaient volontiers à part l'interlocuteur, réel ou fictif, en esquissant souvent un dialogue vif. D'où l'abondance des incises, «dit-il», «direz-vous» etc., sans indication formelle que l'interlocuteur a changé. Le texte grec montre que Jean s'adresse à son auditoire à la deuxième personne du singulier, comme dans une diatribe où c'est un interlocuteur singulier qui est interpellé!
Un prédicateur répond, d'une manière ou d'une autre, à une demande de l'auditoire. N'oublions donc pas que les églises, en ce IVe siècle finissant, voient arriver une masse de personnes qui attendent de la prédication un certain ordre de satisfaction, la performance oratoire, et aussi le plaisir que donnait la vivacité des entretiens de moralistes. Les orateurs chrétiens ne répugnent pas à satisfaire cette attente.
[14] [n. 3 p. 38] Ce paragraphe avec l'insistance mise par le prédicateur à distinguer Paul et à établir des comparaisons à son avantage, est tout à fait dans la manière de l'époque, goût de l'hyperbole et esprit agonistique. On retrouve dans cette homélie la même abondance rhétorique, la même alacrité que l'on attendait de tout orateur, mais pour mettre en lumière deux traits essentiels dans l'éthique grecque classique: le sens de la juste adaptation et une personnalité «de bonne race».
[15] [n. 4 p. 39] Jean Chrysostome a écrit des homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu où abonde un vocabulaire valorisant systématiquement le caractère transcendant de l'essence divine, insistant sur le mystère de Dieu, grâce à un riche répertoire d'adjectifs avec préfixe négatif ou indiquant la séparation. L'essence divine est inaccessible même aux anges: «C'est dans la mesure même où les puissances incorporelles ont la sagesse, où elles touchent plus que nous à cette ineffable et bienheureuse essence, qu'elles mesurent mieux que nous combien elle est inconnaissable.» D'où une attitude d'adoration accompagnée d'une crainte intense, présente dans nos homélies sur saint Paul.
[16] [n. 5 p. 40] C'est toujours le principe d'une comparaison qui est mis en œuvre ici; mais on remarquera l'inversion par rapport à la ln homélie: Paul est mis en parallèle non plus avec les hautes figures de l'Ancien Testament, mais avec l'humanité la plus commune.
[17] [n. 1 p. 48] Chrysostome semble ici persuadé que l'incestueux fustigé par Paul dans 1 Co 5, et le personnage évoqué en 2 Co 2 n’est pas deux individus, mais un seul.
[18] [n. 2 p. 49] Cette longue phrase, où Jean fait preuve de virtuosité, imite, bien sûr, l'activité débordante de Paul, mais ne serait-elle pas aussi une sorte de portrait indirect du peintre lui-même, qui se mire ou se projette dans son modèle? On en trouverait d'autres exemples dans plusieurs homélies.
[19] [n. 1 p. 55] On date la 4e homélie avec certitude en 387 après Jésus-Christ. Elle est prononcée le jour de la saint Paul, mais on ne peut, semble-t-il, affirmer que l'ensemble des sept homélies correspond à sept années consécutives.
[20] [n. 2 p. 55] «L'action du démon est toujours présentée comme un effort pour obscurcir la claire vue de l'esprit, pour brouiller les plans, pour détériorer chez l'homme l'un des plus précieux instruments de son progrès dans la vie spirituelle» (A.-M. Malingrey, Studies on St John Chrysostorn, Salonique, 1973, p. 78).
[21] [n. 3 p. 56] Un passage de la deuxième homélie Sur l’incompréhensibilité de Dieu met bien en relation des traits exaltés ici séparément et en montre l’unité: «Qu’est-ce qu’être fou selon le Christ? C’est rendre le calme à nos pensées propres quand elles divaguent comme chiens enragés, c’est faire dans notre esprit le vide de tout savoir profane, l’en dépouiller, afin de l’offrir, quand il s’agit de recevoir l’enseignement du Christ, disponible et comme balayé, aux paroles divines que l’on doit accueillir» (710 D).
[22] [n. 4 p. 58] Par sympathie pour les Juifs et désir peut-être de tourner en ridicule les chrétiens en contredisant une prophétie du Christ, Julien ordonna de rebâtir le temple de Jérusalem. Les travaux avaient commencé lorsqu'en janvier 363, un incendie se déclara qui mit fin à la tentative. Il était difficile à un chrétien de ne pas voir dans ce surprenant échec la manifestation de la volonté de Dieu.
[23] [n. 5 p. 58-59] Le temple d'Apollon à Daphné était fort célèbre parmi les païens. Tout proche de lui s'élevait un Martyrium chrétien érigé sur la tombe d'un évêque martyr d'Antioche, saint Babylas. En 362, l'empereur Julien fit détruire l'édifice chrétien et ramener à Antioche le corps de Babylas. Or, peu de temps après, le temple d'Apollon fut dévasté par un incendie. Chrysostome évoque ces événements et tient l'incendie, comme la nécessité du déplacement de la dépouille de Babylas, pour des miracles de Dieu.
[24] [n. 6 p. 59] Jean Chrysostome fait allusion ici à la mort rapide et presque simultanée de Julien, comte d'Orient et oncle de l'empereur, et d'un préposé à la caisse des dons, nommé Félix.
[25] [n. 7 p. 59] Julien avait irrité les Antiochiens par ses innombrables sacrifices aux dieux. Là encore, l'orateur établit un lien d'avertissement divin entre ces rites païens et le tarissement des fontaines.
[26] [n. 8 p. 59] C'est d'Antioche que Julien était parti en expédition contre les Perses. Lorsqu'on apprit sa mort au combat, le 26 juin 363, un sentiment de délivrance, voire de joie, envahit la population chrétienne de la ville. Le persécuteur était mort et son successeur était chrétien. De là à une explication des événements par une intervention de Dieu, il n'y avait qu'un pas: conduite au désastre par un païen, l'armée pouvait cependant échapper à l'anéantissement «avec la permission de Dieu».
[27] [n. 9 p. 60] C'est là une accusation courante dans les premiers siècles. Cf. A.-G. Hamman, Vie quotidienne des premiers chrétiens, [Paris, 1971,] p. 123.
[28] [n. 10 p. 60-61] Apollonios de Tyane vécut au 1er siècle de notre ère en Cappadoce. Connu pour ses dons de thaumaturge et de voyant, il fut transformé par un habile biographe du 3e siècle lié au milieu impérial de Rome, Philostrate, en un personnage exceptionnel, pas magicien du tout, mais d'une haute spiritualité. La légende s'inspirait d'épisodes du Nouveau Testament, et on put penser qu'il avait voulu poser face au Christ une figure éclatante du monde païen, exempte, elle, de toute humiliation. Cf. P. de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1934, p. 175-189.
[29] [n. 11 p. 61] L'oracle de Zeus à Dodone, connu d'Homère, et situé en Epire, au N.-O. de la Grèce, était très célèbre pour le mode de divination utilisé: les fouilles ont livré de nombreuses lamelles de plomb, portant la question posée par le consultant et placées dans les branches de chênes; le son du métal agité par les vents, souvent violents, de cette région, était interprété par des prêtres dont l'Iliade nous dit qu'ils couchaient à même le sol et ne se lavaient jamais les pieds (Iliade, XVI, 233-234).
Claros était un des lieux où Apollon était censé révéler les volontés de son père Zeus. Dans ce sanctuaire, situé en Asie Mineure, un prêtre prophétisait après avoir bu de l'eau dans une caverne construite sous le temple. Le local mystérieux de la consultation, qui avait lieu la nuit, à la lueur des torches, a été retrouvé, avec ses dépendances, parfaitement conservé.
[30] [n. 12 p. 61] Allusion aux guérisons opérées sur les tombes des martyrs et considérées comme des exorcismes redoutés des démons. Ces derniers sont d'ailleurs ici assimilés par Jean Chrysostome aux dieux du paganisme: ceux-ci n'existent que comme démons qui veulent se faire passer pour dieux. Le terme grec daimôn signifie aussi bien «divinité».
[31] [n. 13 p. 70] Il s'agit de Zénon de Cittium (Chypre), né en 332 av. Jésus-Christ, dont la réputation déjà grande à Athènes s'étendit au loin: le roi de Macédoine se fit son élève, et dès lors s'inaugure la tradition des stoïciens conseillers des grands de ce monde. À sa mort les Athéniens lui élevèrent une statue; ils lui avaient décerné une couronne d'or. Contrairement à ce qu'affirme Chrysostome, Zénon garda un grand prestige et eut une descendance philosophique. (On aura relevé aussi la faiblesse de l'argument touchant les disciples de Socrate). Pour une juste appréciation de l'influence stoïcienne, cf. la bibliographie donnée à la fin du volume de la collection de la Pléiade consacré aux stoïciens, p. 1399-1402.
[32] [n. 14 p. 71] On remarquera que c'est ici non pas tant un éloge de Paul qu'une apologie du christianisme, fondée sur la prodigieuse aventure du saint.
[33] [n. 1 p. 76] Ici, comme au début de la quatrième homélie, Jean Chrysostome note que c'est Paul qui rassemble les fidèles, sans qu'on puisse dire qu'une fête liturgique paulinienne soit l'occasion de ces deux homélies.
[34] [n. 2 p. 79] On sait que Porphyre avait relevé pour s'en gausser les contradictions de Paul.
[35] [n. 3 p. 82] Dans l'arsenal des rubriques à ne pas manquer de traiter, quand on fait un éloge, il est prévu un développement sur les mérites des actes, cette fois sous l'angle de leur opportunité, entre autres. Ici encore, Jean suit des modèles, mais la différence est dans le sérieux de l'enjeu.
[36] [n. 4 p. 86] Il est difficile de ne pas prendre cette formule pour une exagération oratoire quelque peu déplaisante. Toutefois Jean Chrysostome, qui considère sans doute comme autant de figures prophétiques, à entendre au sens spirituel, les actes peccamineux de l'Ancien Testament, et ne pourrait pas trouver leur équivalent dans le Nouveau, ailleurs que dans les paraboles, donne-t-il aux actes de Paul la même valeur prophétique et pédagogique. Là où nous avouerions sans crainte une déficience humaine, il préfère reconnaître une annonce de vérité spirituelle. C'est beaucoup moins une justification des moyens par la fin qu'une volonté d'arracher un sens à la littéralité défectueuse d'une vie inspirée. D'aucuns trouveraient qu'en l'occurrence l'exégète antiochien se comporte en alexandrin!
[37] [n. 1 p. 89] C'est une recommandation habituelle des rhéteurs que d'inviter à passer sous silence les défauts du personnage étudié, car le panégyrique tomberait dans l'apologie! On verra comment Chrysostome fait tourner les inconséquences apparentes de Paul à sa plus grande gloire.
[38] [n. 2 p. 90] Le vocabulaire stoïcien est présent chez Chrysostome. Mais A.-M. Malingrey rappelle que «la formation religieuse qu'il a reçue l'amène à charger ces mots d'un sens authentiquement chrétien. Il ne s'agit plus de résignation, qu'elle soit noble ou souriante, mais d'acceptation amoureuse de la volonté de Dieu, dans une reconnaissance perpétuelle de sa gloire, et dans une action de grâces ininterrompue» (Introduction aux Lettres à Olympias, Sources Chrétiennes 13 bis, Paris, 1968, p. 63).
[39] [n. 3 p. 91-92] Un saint Augustin signerait-il des deux mains ce très beau paragraphe? Non sans utiliser le stoïcisme, Jean Chrysostome présente, semble-t-il, la volonté humaine comme capable, par simple fidélité à ce qu'elle est, de suivre la volonté de Dieu: rien n'est impossible à l'homme de ce que le Christ lui a ordonné. Mais parler ainsi n'est-ce pas nier la nécessité de la grâce?
On pourrait sans aucun doute interpréter comme du pélagianisme avant la lettre ce passage de Chrysostome. Saluons-le plutôt comme une évocation de la coopération volontaire de l'homme à son salut.
[40] [n. 4 p. 92] Pour bien comprendre ce passage, il faut interpréter le gémissement de Paul non comme une peur de mourir, mais comme un désir d'être avec le Christ. Être accablé n'empêche pas Paul de vouloir être au terme de la vie, qui n'est pas la mort, mais le Christ.
[41] [n. 5 p. 93] On pourrait reprendre ici nos remarques de la note 3 et peut-être même avouer que par admiration pour son modèle et inclination de tout prédicateur à faire appel au choix de la volonté et à l'effort moral, Jean Chrysostome méconnaît, ou feint d'oublier, la présence de la grâce de Dieu en toute victoire de l'homme sur lui-même.
[42] [n. 1 p. 105] Chrysostome a grandi dans une société friande de ce type de comparaisons, auquel les orateurs chrétiens ont donné une ampleur singulière. On attendait la performance qui consistait à relever une sorte de défi impossible lancé par des êtres hors du commun. D'où un ample déploiement d'ingéniosité, qui n'est pas propre à cette homélie.
[43] [n. 2 p. 108] En réalité, c’est Agrippa qui déclare cela à Festus.
[44] [n. 3 p. 109] En 96, la lettre de l’Église de Rome à l’Église de Corinthe atteste connaître ce voyage en Espagne.
[45] [n. 4 p. 110] Paul a été lapidé à Iconium selon Actes 14, 4 et 19. Mais Jean commet sans doute une confusion: selon Actes 14, 21, Paul, après la lapidation, se rend à Derbé qu'il évangélise.
[46] [n. 5 p. 112] Considérations déconcertantes pour notre époque? A.-M. Malingrey commente ainsi l'usage, chez Chrysostome, du terme signifiant la gloire (quand on est persécuté injustement et qu'on est patient dans l'épreuve). «Ce n'est pas qu'il cède, lui aussi, à la passion de la gloire qui anime toute la littérature grecque. [...] L'homme qui obtient la gloire pour avoir souffert comme il convient est un ‘témoin’, un ‘héraut’, un ‘maître’. Sa gloire a ainsi une fonction d'apostolat» (Introduction aux Lettres d'exil, Sources Chrétiennes 103, Paris, 1964, p. 31).