(1980)
Traduction de Madeleine Moreau, notes de Jean-Pierre Mahé

[PAGE 50]


VI. Le Créateur et sa créature
Aussi poursuivrai-je mon propos, pour voir si je puis revendiquer pour la chair autant que lui a apporté celui qui l'a créée, elle qui maintenant se glorifie de ce que ce rien, cette boue qu'elle était, est venue jusque dans les mains de Dieu - quelles que soient ces mains - parfaitement bienheureuse d'avoir seulement été touchée. (2) Qu'en aurait-il été, si, sans aucune autre intervention, elle était, touchée par Dieu, sur-le-champ devenue image d'argile façonnée ? C'était déjà une grande œuvre qui s'opérait que l'élaboration de cet objet matériel. Ainsi est-elle honorée, chaque fois qu'elle subit l'action des mains de Dieu, qu'il la touche, la saisisse, la mette à part, la façonne. (3) Représente-toi Dieu tout entier occupé d'elle, à elle consacré tout entier, mains, pensée, action, réflexion, sagesse, prévoyance, et surtout avec cet amour qui lui en inspirait le dessin ! Car tout ce qui était exprimé dans cette boue, était conçu en référence au Christ, qui serait homme, c'est-à-dire aussi boue, et au Verbe, qui serait chair, c'est-à-dire aussi terre, à ce mêment-là. (4) Car voici l'avertissement du Père au Fils : «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Et Dieu fit l'homme », c'est-à-dire ce qu'il façonna, «et il le fit à l'image de Dieu » (Gn 1, 26), c'est-à-dire à l'image du Christ. Et en vérité le Verbe est Dieu, lui qui, constitué à l'image de Dieu, n'a pas jugé comme une usurpation d'être mis au rang de Dieu (Ph 2, 6).
(5) Ainsi cette boue, revêtant dès ce moment-là l'image du Christ qui viendrait dans la chair, n'était pas seulement l'ouvrage de Dieu, mais en était aussi le gage. A quoi bon maintenant, lorsque l'on veut ternir l'origine de la chair, agiter ce mot de terre, comme si c'était le nom d'un élément sordide et bas, alors que, même si c'était une autre matière qui avait convenu pour fabriquer l'homme, il y aurait lieu de se représenter le haut rang de l'artisan qui aurait jugé cette matière-là digne, en la choisissant, et l'aurait faite belle, en la travaillant ?

[PAGE 51]

(6) Les mains de Phidias [NOTE 1], qui ont façonné en ivoire un Jupiter olympien, sont un objet d'adoration, et il ne s'agit plus alors de la dent d'une bête, et des plus stupides, mais de la divinité la plus haute de ce monde, non qu'un éléphant soit si grand, mais Phidias : le Dieu vivant et le Dieu vrai n'aurait-il pas, de par sa propre opération, délivré la matière de toute bassesse, ne l'eût-il pas guérie de toute infirmité ? Ou bien alors en conclura-t-on que l'homme aura façonné un dieu avec plus de prestige que Dieu l'homme ?
(7) En fait, même si la boue est une abomination, il s'agit désormais d'autre chose. C'est à la chair que j'ai affaire maintenant, même si la chair entend : « Tu es terre et tu iras à la terre » (Gn 3, 19). C'est l'origine qui est considérée, non la substance qui est rappelée. (8) Il a été donné à telle ou telle chose d'être plus noble que son origine, et plus précieuse par sa transformation. Car l'or aussi est terre, parce qu'il vient de la terre, et cependant il n'est plus terre à partir du mêment où il est or, matière très différente, plus brillante et plus noble, extraite d'une matrice plus vulgaire. Ainsi a-t-il aussi été possible à Dieu de distiller l'or de la chair à partir de la prétendue ordure qu'est la boue, sans tenir compte de sa condition première.


VII. La chair tire sa dignité de son étroite association avec l'âme

Mais que la grandeur de la chair n'apparaisse pas diminuée de ce que ce n'est pas elle nommément qu'a travaillée la main divine, comme ce fut le cas de la boue : si cette main a travaillé la boue afin que par la suite la chair fût faite de cette boue, c'est évidemment pour la chair qu'elle s'est donné de la peine. (2) Mais je voudrais encore que l'on apprenne quand et comment la chair a fleuri de la boue. Il n'est pas vrai, contrairement à ce que certains [NOTE 2] prétendent, que les tuniques de peau [PAGE 52] que, dépouillés du paradis, Adam et Eve ont revêtues (Gn 3, 21) correspondent précisément à la transformation de la chair sortie de la boue, puisque, un peu avant, Adam reconnut aussi un surgeon de sa propre substance dans la chair de la femme : « Maintenant cet os est tiré de mes os, cette chair de ma chair (Gn 2, 23), et que ce prélèvement sur l'homme pour créer la femme fut fourni par la chair, alors qu'il devait, je pense, avair été fourni par la baue, si Adam eut encore été de la boue. (3) Ainsi la boue s'est-elle effacée, absorbée dans la chair. Quand ? Lorsque l'homme devint une âme vivante sous le souffle de Dieu (Gn 2, 7), qui, bien sûr, était chaud, et capable, en quelque sorte, d'assécher la boue pour en faire une autre substance, comme une poterie, c'est-à-dire la chair. (4) Ainsi est-il possible au potier, en réglant bien le souffle du feu, de transformer l'argile en un matériau plus robuste, et de tirer d'une forme une forme nouvelle, plus commode que la première, constituant désormais une catégorie propre, avec un nom à elle. (5) Car, s'il est écrit : « Est-ce que l'argile dira au potier... ? » (Rm 9, 20), c'est-à-dire l'homme à Dieu, et si l'Apôtre dit « dans des pots de terre » (2 Co 4, 7), l'argile, c'est l'homme, parce qu'il était auparavant de la boue, et la poterie c'est la chair, parce qu'elle est sortie de la boue sous l'effet de la chaleur du souffle divin. (6) Et c'est elle que, par la suite, les tuniques de peau, c'est-à-dire des enveloppes surajoutées, ont revêtue. Si bien que, si l'on retire cette enveloppe, on met la chair à nu. Ainsi ce qui aujourd'hui devient dépouille, si on l'enlève, fut vêtement lorsqu'on l'ajoutait. Aussi l'Apôtre, quand il appelle circoncision le dépouillement de la chair (Col 2, 11) a confirmé que la tunique est une enveloppe.
(7) Puisqu'il en est ainsi, on a affaire et à la boue rendue glorieuse par la main de Dieu, et à la chair rendue plus glorieuse par le souffle divin, grâce auquel la chair a en même temps abandonné les imperfections de la boue et reçu les parures de la matière vivante. (8) Es-tu plus habile que Dieu, toi qui enchâsses les pierres de Scythie et de l'Inde, les grains brillants de la mer Rouge, non dans le plomb, ni l'airain, ni le fer, ni même l'argent, mais dans l'or le plus affiné, puis le plus travaillé, [PAGE 53] tiré de la profondeur des filons, ou toi qui veilles aussi à assurer la perfection des vases destinés aux vins et aux huiles les plus précieux, et qui rends la qualité des fourreaux égale à celle des épées d'une trempe parfaite, - tandis que Dieu aurait confié la réplique de sa vie, le souffle de sa respiration, l'œuvre de sa bouche à quelque récipient sans valeur et, en la plaçant dans une situation si indigne, l'aurait évidemment condamnée ? (9) Mais l'a-t-il « placée », ou ne l'a-t-il pas plutôt introduite dans la chair, mêlée à elle ? En un alliage si compact, qu'on ne peut guère juger si c'est la chair qui est le support de l'âme, ou l'âme celui de la chair, si c'est la chair qui est au service de l'âme, ou l'âme au service de la chair. (10) Mais bien qu'il y ait lieu de croire que c'est plutôt l'âme qui se laisse porter et qui est maîtresse, car elle est plus proche de Dieu, ce qui concourt grandement à la gloire de la chair est le fait qu'elle renferme cette âme si proche de Dieu et la met précisément en mesure d'exercer sa domination. (11) Car est-il une jouissance procurée par la nature, un avantage donné par le monde, une saveur venue des éléments dont l'âme se nourrisse sans l'intermédiaire de la chair ? Comment n'en serait-il pas ainsi ? Car c'est par elle qu'elle est pourvue du soutien de tous les instruments que sont les sens, vue, ouïe, goût, odorat, toucher ; c'est grâce à la chair que rejaillit sur elle le flot de la puissance divine, quand d'avance elle veille à tout par la parole, même tacitement formulée. Et la parole aussi naît de l'instrument qu'est la chair. (12) Les arts se réalisent par la chair, sciences et inventions par la chair, œuvres, activités, devoirs, par la chair, et vivre, pour l'âme, dépend si totalement de la chair que ne pas vivre, pour l'âme, n'est pas autre chose qu'être séparée de la chair. Ainsi la mort même relève de la chair, de qui relève aussi la vie. (13) Au surplus, si tout est à la disposition de l'âme par l'intermédiaire de la chair, tout aussi est à la disposition de la chair. Ce par quoi l'on jouit est nécessairement associé à cette jouissance. Ainsi la chair, quand on la considère comme servante et esclave de l'âme, on découvre qu'elle est son associée et sa cohéritière, et si cela est vrai des biens temporels, pourquoi pas aussi des biens éternels ?

NOTES

1. Phidias (490-430 av. J.-C.), le plus illustre sculpteur du siècle de Périclès, fabriqua vers 433 la statue chryséléphantine de Zeus, à Olympie, qui passait pour l'une des sept merveilles du monde.
2. Les hérétiques visés ici sont les Valentiniens. D'après Irénée (Hérésies 1, 1, 10), ils interprétaient allégoriquement le récit de la création et pensaient que l'homme n'a revêtu la chair, c'est-à-dire la tunique de peau, qu'une fois sorti du paradis. L'argument pourrait être aussi dirigé contre Apellès, pour qui l'incarnation des âmes est la cause de leur chute.